Humanités Lettres Philosophie – ou comment tenter d’exploiter les espaces de liberté pédagogique #bac2020

Dans le cadre de la réforme du baccalauréat 2020, nous proposons un projet de séquence pour le semestre 2 du nouvel enseignement de spécialité Humanités Lettres-Philo en classe de 1ère. Si les textes doivent être envisagés en commun entre les lettres et la philosophie et respecter la période fléchée par les textes officiels (cf. BO en fin d’ article), les prolongements proposés peuvent ne concerner qu’une discipline (ici plutôt les lettres) et déborder de la période. En interne, l’on trouvera plusieurs propositions de textes modulables selon les goûts de chacun et/ou de chaque binôme (2h/sem. pour chaque discipline). Ce ne sont là que des pistes de problématisation et de corpus élaborées collectivement (quoique dans l’urgence de la mise en place de la réforme) par des enseignants-formateurs en lettres et en philosophie ; les activités sont à imaginer et les modalités d’évaluation restent à ajuster dès la publication des sujets zéro. À ce jour, deux épreuves sont prévues en fin de 1ère – 2h pour réaliser deux exercices : une question d’interprétation (portant un éclairage littéraire ou philosophique sur le texte selon sa « nature ») et une question de réflexion (philosophique ou littéraire selon les choix opérés dans le premier exercice). 

 Séquence : Du regard à la représentation : découvrir de nouvelles cultures (16ème-18èmesiècles) : groupement de textes

OE : Découverte du monde et pluralité des cultures, semestre 2, HLP

→ Problématique envisageable pour l’ensemble du semestre 2 : En quoi les découvertes modifient-elles les représentations du monde et de l’Autre ? 

→ Principes de composition de la séquence ci-dessous :

  • Dans cette séquence, les textes proposés peuvent faire l’objet d’une double lecture, de croisements, voire de co-intervention.
  • Angles d’attaque transdisciplinaires proposés : ethnocentrisme, relativisme, nature/culture, regards/représentation, langage(s).
  • Attention cette séquence est modulable en fonction des œuvres choisies en Première en tronc commun.
  • NB : Lecture croisée (i.e œuvre-intégrale-qui-ne-dit-pas-son-nom) possible en ajoutant des textes du Supplément au voyage de Bougainville, Diderot > cela suppose d’ajouter/supprimer des séances.

→ Problématique possible (il y en aurait d’autres !) : Quelles images l’homme civilisé se fait-il des autres peuples ?  En Philo : l’évolution de la critique de l’ethnocentrisme ?

→ Objectifs globaux des pistes de réflexion proposées :

  • Poursuivre la réflexion sur l’art de la parole (cf. Sem. 1, HLP)>  différentes formes de l’argumentation.
  • Cerner les enjeux littéraires, politiques, philosophiques et scientifiques de la Renaissance jusqu’aux Lumières.
  • Problématiser l’ethnocentrisme et l’évolution de la notion.
  • Engager une réflexion sur regard, perception et représentation.
  • Proposer une mise en perspective contemporaine.
  • Lectures de l’image (mobile/fixe/musique/ sortie musée ?)
  • Valoriser l’élève en tant que sujet-lecteur en cherchant à :
  1. (R)établir le plaisir du texte et de la lecture
  2. Favoriser la réflexion à partir d’écrits intermédiaires ( cf. les usages pédagogiques du carnet de lecture)
  3. Favoriser le débat interprétatif à travers des mises en perspective (textes contemporains, approche comparatiste)

→ Lectures cursives possibles [ 3 perspectives envisagées en littérature + carnet de lectures]

NB : Carnet de lectures : un carnet de lectures/réflexion dédié à la lecture des textes (en classe/cursive) + questionnement possible guidé par l’enseignant(e) [> revalorisation du sujet lecteur, plaisir du texte ; lecture/écritures ] = manière de mettre en perspective au sein d’un même espace la réflexion en classe et la réflexion personnelle.

  1. scénario 1 : en littérature [parti-pris d’une perspective contemporaine, francophone et/ou postcoloniale ; possibilité d’envisager une lecture différenciée: une partie du corpus sonde la relation entre représentation et domination.
  • Césaire, Aimé, Discours sur le colonialisme,suivi de Discours sur la négritude, Paris, Présences africaines, 2000. (cf. S1)
  • Memmi, Albert, Portrait du colonisé, portrait du colonisateur,préfacé par JP Sartre, Paris, Gallimard, Folio, rééd. 2002. (cf. S1) :  http://ekladata.com/Mj7NZRckbGxc2KCrIS3eGwF4oms/Memmi-Albert-Portrait-du-Colonise.pdf
  • Diop, David, Coup de pilon,1956.
  • Zeniter, Alice, L’Art de perdre, Paris, Le Livre de poche, 2017 [Goncourt lycéen 2018]
  • Chimamanda Ngozi Adichie, Americanah, trad. fr. Anne Damour, Paris, Gallimard, Folio, 2015 [pour lecteur/lectrice averti(e)]

        2. scénario 2 :  en littérature [parti-pris d’une perspective contemporaine, récits de voyage ; possibilité d’envisager une lecture différenciée selon le niveau des élèves

  • Tournier, Michel, Vendredi ou les limbes du Pacifique,Paris, Gallimard, Folio, 1972.
  • Flaubert, Gustave, Voyage en Orient.
  • Giraudoux,  Jean,Supplément au voyage de Cook.
  • Leiris, Michel, L’Afrique fantôme,Paris, Gallimard, L’Imaginaire.
  • Léopold Sédar Senghor, Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de langue française,Quadrige, PUF
  • Michaux, Henri, Un Barbare en Asie, Paris, Gallimard, L’Imaginaire, rééd. 1986.

       3. scénario 3: en littérature  [parti-pris d’une perspective plus « classique », ce corpus met en évidence le goût/l’intérêt pour les cultures étrangères des auteurs de la période ; possibilité d’envisager une lecture différenciée selon le niveau des élèves

  • [Anquetil Duperron ? Textes édités à trouver.]
  • Diderot, Denis,Le Supplément au voyage de Bougainville, Paris, Belin, Classico-lycée, 2011.
  • Montaigne (de), Michel, “Des Cannibales”, Essais,I, Paris, Gallimard, Folio.
  • Montesquieu, Les Lettres persanes,Paris, Gallimard, Folio.
  • Racine, Jean, Bajazet, 1672.
  • Voltaire, Fragments historiques sur quelques révolutions dans l’Inde (1773), dans Voltaire,Œuvres complètes, Paris, Hachette, 1894, t. XXIX.
  • Voltaire, « Homme », Encyclopédie.
  • Voltaire, « Le nègre de Surinam », Candide.
  • Léry (de), Jean, Voyage en terres du Brésil.

 4.  en philosophie  [propositions à compléter]:

  • Lévi-Strauss, Claude, Race et Histoire, Paris, Gallimard, Folio.
  • Lévi-Strauss, Claude, Tristes tropiques, Paris, Pocket, Terres humaines, rééd. 2011.

→ Ouvertures méthodologiques/culturelles possibles :

  • éducation au numérique : familiarisation avec Gallica (réflexion sur les nouveaux dispositifs de lecture(s))
  • possibilité d’un voyage pédagogique – selon les budgets …  Musée du Quai Branly, Musée Guimée (réflexion sur les enjeux politiques de la muséographie, construction d’un regard critique, conférences à organiser)  ou sortie au musée Hèbre à Rochefort, Musée du Nouveau-Monde à La Rochelle (+ guide)
  • travail sur l’orientation possible : cf. Université de Poitiers, existence d’un parcours Anthropologie > possibilité d’envisager une rencontre avec un intervenant.
  • intermédialité : possibilité d’un travail sur les Indes galantes de Rameau, « danse des cannibales ».

→ Autres ressources envisageables :

NB : Pour étoffer la réflexion sur la pensée postcoloniale, quelques pistes (ressources pour enseignant(e)s) :

  1.  « Qu’est-ce que la pensée postcoloniale ? » (Entretien avec Achille Mbembe, Esprit, déc. 2006)
  2. Patrick Chamoiseau (Martinique), Écrire en pays dominé (1990)
  3.  Abdelkebir Khatibi (Maroc), La mémoire tatouée. Autobiographie d’un décolonisé (1971)

Propositions de pistes de lecture(s)/GT 

NB : Les textes précédés d’une * sont reproduits au bas de cette page. 

Propositions d’approches problématiques qui pourraient donner lieu à des séances (on les nomme ici S1, S2, etc. pour plus de lisibilité, mais il est évident qu’il ne s’agit pas encore de séances abouties). 

Introduction : Entrée possible dans la séquence à travers la lecture du poème de Prévert « Étranges étrangers »

S1 : Perception de l’Autre, du 16e au 20e siècle : histoire de regards [Présupposé : partir de l’HDA pour problématiser la question du regard]

> Supports envisageables : Représentations iconographiques variées : corpus possible (choix à faire). Voir Gallica.

  1. gravures de Théodore de Bry
  2. gravures de Claude-Louis Desrais
  3. Riccio – Uomo — Home Sapiens — Razza Nera [Africans].
  4. Ingres, Le Bain turc,
  5. Gauguin, D’où venons-nous ? Que sommes-nous ? Où allons-nous ?(1897)
  6. Affiche des Expositions coloniales ?

> Problématiques envisageables :

  1.  « barbare », « sauvage », « primitif »
  2.  regards, cadrages, représentation(s) #intermédialité
  3. Stéréotype(s)/mythe(s)/racisme #postcolonialstudies

> Perspectives/ouvertures contemporaines/récentes possibles :

  • Suzanne Sontag, Sur la photographie (cadre/hors-cadre, etc.)
  • *Extrait de Race et Histoire, Levi Strauss.
  • *Extrait de la préface nouvelle (1967) à Un Barbare en Asie (1933), Henri Michaux. (Attention, si ce texte est absolument magnifique, il est tout de même difficile d’accès pour des élèves de 1ère #inventivité

S2 : Altérité et Humanisme (?)

> Supports envisageables :

  1. *Extrait du chapitre « Des Cannibales », Les Essais, Montaigne.
  2. *Extrait d’Histoire d’un voyagefait 
en la terre du Brésil, Jean de Léry, chapitre  XIII, 1578.

> Notions/problématiques envisageables :

  1. Retour sur la vision du « Cannibale » (cf. séance1 #circularité)
  2. Découverte de l’humanisme
  3. Sur le genre de l’essai
  4. Le dialogue #unpeudargu
  5. L’ethnocentrisme.
  6. Représenter/dominer #postcolonialstudies

> Perspectives/ouvertures possibles :

  • extrait de La Controverse de Valladolid, J-C. Carrière #lecturedelimagemobile
  • ouvertures contemporaines :
  1. extrait de Cannibales de Daeninckx. #petitslecteurs #collège
  2. *Extrait de Tristes tropiques,« Bons sauvages », pp. 249 sq. #extraitmagnifique

 S3 : Altérité et philosophie des Lumières [proposition à modifier selon le tronc commun en français].

> Supports envisageables :

  1. *extrait des Lettres persanes, Montesquieu, « Comment peut-on être persan ? » #attentiontronccommun
  2. Saint-Lambert, Abénaki : http://touslescontes.com/biblio/conte.php?iDconte=639
  3. Article « Homme » de Voltaire
  4. Chevalier de Jaucourt, « Traite des nègres », Encyclopédie
  5. « De la traite des nègres », Montesquieu, De l’esprit des lois.

S4 : « Il y a des choses singulières dans ce voyage » (introduction au Supplément au voyage de Bougainville, Diderot)

> Supports envisageables :

  1. *extrait du dialogue entre A et B
  2. *chapitre II, Supplément au Voyage de Bougainville,Diderot
  3. l’extrait de Voyage autour du Monde, Bougainville.

 > Notions/problématiques envisageables :

  1. Fiction/récit de voyage.
  2. théorie, souci d’universalisation des savoirs.
  3. langue(s)/domination #postcolonialstudies

> Perspectives/ouvertures possibles :

  1. *Extraits de Tristes tropiques, pp. 36-46 + pp. 396-398 #extraitmagnifique
  2. article « Traite des nègres », L’Encyclopédie
  3. Dulaurens, article « Les nègres », L’Arretin (cf. Google books).
  4. Comparaison Bougainville, Diderot, Lévi-Strauss. #approchediachronique
  5. *Extrait de Une femme chez les chasseurs de têtes, Titaÿna, Paris, Editions Marchialy. #feminisme #soutenirlesjeuneséditeurs

S5 : « Nous avons respecté ton image en toi »

> Supports envisageables :

  1.  *chapitre III, Discours du vieillard, Supplément au Voyage de Bougainville,Diderot

> Perspectives/ouvertures possibles :

  1. Exposition et pistes pédagogiques sur le site de la BNF : http://expositions.bnf.fr/lumieres/pedago/02.htm #TICE

S6 : Quelles représentations de cette époque aujourd’hui ? ou Actualité de la question.

> Supports envisageables :

  1. Extraits de Aguirre, la colère de dieu, Werner Herzog, 1972 #lecturedelimagemobile
  2. *Extrait de la Palestine comme métaphore, Mahmoud Darwich, trad. fr. Elias Sambar, Paris, Actes sud, Babel, 2009. #weloveMahmoud

> Notions/problématiques envisageables :

  1. Image filmique/ cadrages/ etc.( cf. s1, #circularité)
  2. Ouverture conceptuelle sur la notion d’étranger

Perspectives/ouvertures possibles :

  • Extrait de l’introduction à l’Orientalisme, d’E. Saïd > Là aussi prudence dans le choix de l’extrait.
  • Perspective contemporaine et politique : Extrait de la conférence « The danger of a single story », Chimamanda Ngozi Adichie (sous-titres en français : https://www.youtube.com/watch?v=D9Ihs241zeg, notamment 6’05- 8’20) #onaimeAdichiemêmesielleesttropbranchée
  • Pour une ouverture sur la question de la race/racisme (+ correspondances possibles avec le cours d’anglais ?), plusieurs idées:
  1. textes de Césaire/Fanon #peunoiremasquesblancs #lenoiretlelangage :

    Cliquer pour accéder à peau_noire_masques_blancs.pdf

  2. voir éventuellement du côté d’ Americanah, Chimamanda Ngozi Adichie.
  3. *extrait de « Le jour où je suis devenue noire », Chimamanda Ngozi Adichie, in America, « La Race en Amérique », n°08/16.
  4. « L‘oiseau en cage » de M. Angelou.
  5. Textes de Jesmyn Ward #lechantdesrevenants #lignedefracture
  6. D’autres supports accessibles sont dans la revue littéraire America, « La Race en Amérique », n°08/16.

Proposition d’extraits – HLP, semestre 2 – Du regard à la représentation : découvrir de nouvelles cultures

Extrait du chapitre « Des cannibales », Essais, Montaigne, Livre I, chapitre 31.

Or je trouve, pour revenir à mon propos, qu’il n’y a rien de barbare et de sauvage en cette nation, à ce qu’on m’en a rapporté : sinon que chacun appelle barbarie, ce qui n’est pas de son usage ; comme de vrai, il semble que nous n’avons autre mire[1]de la vérité et de la raison que l’exemple et idée des opinions et usances[2]du pays où nous sommes. Là est toujours la parfaite religion, la parfaite police[3], parfait et accompli usage de toutes choses. Ils sont sauvages, de même que nous appelons sauvages les fruits que nature, de soi et de son progrès ordinaire, a produits : là où, à la vérité, ce sont ceux que nous avons altérés par notre artifice et détournés de l’ordre commun, que nous devrions appeler plutôt sauvages. En ceux-là sont vives et vigoureuses, les vraies et plus utiles et naturelles vertus et propriétés, lesquelles nous avons abâtardies en ceux-ci, et les avons accommodées au plaisir de notre goût corrompu.Et si[4] pourtant la saveur même et délicatesse se trouvent à notre goût excellente, à l’envi des nôtres[5], en divers fruits de ces contrées-là, sans culture. Ce n’est pas raison que l’art[6]gagne le point d’honneur sur notre grande et puissante mère nature. Nous avons tant rechargé la beauté et richesse de ses ouvrages par nos inventions, que nous l’avons du tout[7]étouffée. Si est-ce que[8], partout où sa pureté reluit, elle fait une merveilleuse honte à nos vaines et frivoles entreprises. […] Nous les pouvons donc bien appeler barbares, eu égard[9]aux règles de la raison, mais non pas eu égard à nous, qui les surpassons en toute sorte de barbarie. Leur guerre est toute noble et généreuse, et a autant d’excuse et de beauté que cette maladie humaine en peut recevoir ; elle n’a autre fondement parmi eux, que la seule jalousie de la vertu. Ils ne sont pas en débatde la conquête de nouvelles terres, car ils jouissent encore de cette puberté[10]naturelle, qui les fournit sans travail et sans peine, de toutes choses nécessaires, en telle abondance qu’ils n’ont que faire d’agrandir leurs limites. Ils sont encore en cet heureux point, de ne désirer qu’autant que leurs nécessités naturelles leur ordonnent ; tout ce qui est au delà est superflu pour eux. Ils s’entr’appellent généralement ceux de même âge, frères ; enfants, ceux qui sont au dessous ; et les vieillards sont pères à tous les autres. Ceux-ci laissent à leurs héritiers en commun, cette pleine possession de biens par indivis[11], sans autre titre que celui tout pur que nature donne à ses créatures, les produisant au monde.

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p style= »text-align:center; »>Extrait d’Histoire d’un voyage fait 
en la terre du Brésil, Jean de Léry, chapitre XV. Comment les Américains traitent leurs prisonniers pris en guerre, et les cérémonies qu’ils observent tant à les tuer qu’à les manger, 1578.

Je pourrais encore amener quelques autres semblables exemples, touchant la cruauté des sauvages envers leurs ennemis, n’était qu’il me semble que ce qu’en ai dit est assez pour faire avoir horreur, et dresser à chacun les cheveux en la tête. Néanmoins afin que ceux qui liront ces choses tant horribles, exercées journellement entre ces nations barbares de la terre du Brésil, pensent aussi un peu de près à ce qui se fait par deçà parmi nous : je dirai en premier lieu sur cette matière, que si on considère à bon escient ce que font nos gros usuriers (suçant le sang et la moelle, et par conséquent mangeant tous en vie, tant de veuves, orphelins et autres pauvres personnes auxquels il vaudrait mieux couper la gorge d’un seul coup, que les faire ainsi languir) qu’on dira qu’ils sont encore plus cruels que les sauvages dont je parle. Voilà aussi pourquoi le Prophète dit, que telles gens écorchent la peau, mangent la chair, rompent et brisent les os du peuple de Dieu, comme s’ils les faisaient bouillir dans une chaudière. Davantage, si on veut venir à l’action brutale de mâcher et manger réellement (comme on parle) la chair humaine, ne s’en est-il point trouvé en ces régions de par deçà, voire même entre ceux qui portent le titre de Chrétiens, tant en Italie qu’ailleurs, lesquels ne s’étant pas contentés d’avoir fait cruellement mourir leurs ennemis, n’ont peu rassasier leur courage, sinon en mangeant de leur foie et de leur cœur ? Je m’en rapporte aux histoires. Et sans aller plus loin, en la France quoi ? (Je suis Français et je me fâche de le dire) durant la sanglante tragédie qui commença à Paris le 24 d’août 1572 dont je n’accuse point ceux qui n’en sont pas cause : entre autres actes horribles à raconter, qui se perpétrèrent lors par tout le Royaume, la graisse des corps humains (qui d’une façon plus barbare et cruelle que celle des sauvages, furent massacrés dans Lyon, après être retirés de la rivière de Saône) ne fut-elle pas publiquement vendue au plus offrant et dernier enchérisseur ? Les foies, cœurs, et autres parties des corps de quelques-uns ne furent-ils pas mangés par les furieux meurtriers, dont les enfers ont horreur ? Semblablement après qu’un nommé Cœur de Roi, faisant profession de la Religion réformée dans la ville d’Auxerre, fut misérablement massacré, ceux qui commirent ce meurtre, ne découpèrent-ils pas son cœur en pièces, l’exposèrent en vente à ses haineux, et finalement l’ayant fait griller sur les charbons, assouvissant leur rage comme chiens mâtins, en mangèrent ? Il y a encore des milliers de personnes en vie, qui témoigneront de ces choses non jamais auparavant ouïes entre peuples quels qu’ils soient, et les livres qui dès long temps en sont jà imprimés, en feront foi à la postérité. Tellement que non sans cause, quelqu’un, duquel je proteste ne savoir le nom, après cette exécrable boucherie du peuple français, reconnaissant qu’elle surpassait toutes celles dont on avait jamais ouï parler, pour l’exagérer fit ces vers suivants :Riez Pharaon, Achab, et Néron, Hérode aussi : Votre barbarie Est ensevelie

Par ce fait ici. Par quoi, qu’on n’abhorre plus tant désormais la cruauté des sauvages anthropophages, c’est-à-dire mangeurs d’hommes : car puisqu’il y en a de tels, voire d’autant plus détestables et pires au milieu de nous, qu’eux qui, comme il a été vu, ne se ruent que sur les nations lesquelles leur sont ennemies, et ceux-ci se sont plongés au sang de leurs parents, voisins et compatriotes, il ne faut pas aller si loin qu’en leur pays ni qu’en l’Amérique pour voir choses si monstrueuses et prodigieuses.

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p style= »text-align:center; »>Extrait d’Histoire d’un voyage fait 
en la terre du Brésil, Jean de Léry, chapitre XIII, 1578.

Au reste, parce que nos Tupinambas sont fort ébahis de voir les Français et autres des pays lointains prendre tant de peine d’aller quérirleur Arabotan, c’est-à-dire bois de Brésil, il y eut une fois un vieillard d’entre eux qui sur cela me fit telle demande :

« Que veut dire que vous autres Mairs et Peros, c’est-à-dire Français et Portugais, veniez de si loin pour quérir du bois pour vous chauffer, n’y en a-t-il point en votre pays ? »

À quoi lui ayant répondu que oui et en grande quantité, mais non pas de telles sortes que les leurs, ni même2 du bois de Brésil, lequel nous ne brûlions pas comme il pensait, ains3 (comme eux-mêmes en usaient pour rougir leurs cordons de coton, plumages et autres choses) que les nôtres l’emmenaient pour faire de la teinture, il me répliqua soudain :

« Voire4, mais vous en faut-il tant ?

– Oui, lui dis-je, car (en lui faisant trouver bon5) y ayant tel marchand en notre pays qui a plus de frises6 et de draps rouges, voire même (m’accommodant7 toujours à lui parler de choses qui lui étaient connues) de couteaux, ciseaux, miroirs et autres marchandises que vous n’en avez jamais vu par deçà8, un tel seul achètera tout le bois de Brésil dont plusieurs navires s’en retournent chargés de ton pays.

– Ha, ha, dit mon sauvage, tu me contes merveilles. »

Puis ayant bien retenu ce que je lui venais de dire, m’interrogeant plus outre, dit :

« Mais cet homme tant riche dont tu me parles, ne meurt-il point ?

– Si fait, si fait, lui dis-je, aussi bien que les autres. »

Sur quoi, comme ils sont aussi grands discoureurs, et poursuivent fort bien un propos jusqu’au bout, il me demanda derechef :

« Et quand donc il est mort, à qui est tout le bien qu’il laisse ?

– À ses enfants, s’il en a, et à défaut d’iceux9 à ses frères, sœurs et plus prochains parents.

– Vraiment, dit alors mon vieillard (lequel comme vous jugerez n’était nullement lourdaud), à cette heure connais-je10 que vous autres Mairs, c’est-à-dire Français, êtes de grand fols : car vous faut-il tant travailler à passer la mer, sur laquelle (comme vous nous dites étant arrivés par-deçà) vous endurez tant de maux, pour amasser des richesses ou à vos enfants ou à ceux qui survivent après vous ? La terre qui les a nourris n’est-elle pas aussi suffisante pour les nourrir ? Nous avons (ajouta-t-il), des parents et des enfants, lesquels, comme tu vois, nous aimons et chérissons ; mais parce que nous nous assurons qu’après notre mort la terre qui a nous a nourris les nourrira, sans nous en soucier plus avant, nous nous reposons sur cela. »

Voilà sommairement et au vrai le discours que j’ai ouï de la propre bouche d’un pauvre sauvage américain.

Extrait des Lettres persanes, Montesquieu,  1721, lettre 30.

De Rica à Ibben,

Smyrne

Les habitants de Paris sont d’une curiosité qui va jusqu’à l’extravagance. Lorsque j’arrivai, je fus regardé comme si j’avais été envoyé du ciel : vieillards, hommes, femmes, enfants, tous voulaient me voir. Si je sortais, tout le monde se mettait aux fenêtres ; si j’étais aux Tuileries, je voyais aussitôt un cercle se former autour de moi ; les femmes mêmes faisaient un arc-en-ciel nuancé de mille couleurs, qui m’entourait. Si j’étais aux spectacles, je voyais aussitôt cent lorgnettes dressées contre ma figure : enfin jamais homme n’a tant été vu que moi. Je souriais quelquefois d’entendre des gens qui n’étaient presque jamais sortis de leur chambre, qui disaient entre eux : Il faut avouer qu’il a l’air bien persan. Chose admirable ! Je trouvais de mes portraits partout ; je me voyais multiplié dans toutes les boutiques, sur toutes les cheminées, tant on craignait de ne m’avoir pas assez vu.

 Tant d’honneurs ne laissent pas d’être à la charge : je ne me croyais pas un homme si curieux et si rare ; et quoique j’aie très bonne opinion de moi, je ne me serais jamais imaginé que je dusse troubler le repos d’une grande ville où je n’étais point connu. Cela me fit résoudre à quitter l’habit persan, et à en endosser un à l’européenne, pour voir s’il resterait encore dans ma physionomie quelque chose d’admirable. Cet essai me fit connaître ce que je valais réellement. Libre de tous les ornements étrangers, je me vis apprécié au plus juste. J’eus sujet de me plaindre de mon tailleur, qui m’avait fait perdre en un instant l’attention et l’estime publique ; car j’entrai tout à coup dans un néant affreux. Je demeurais quelquefois une heure dans une compagnie sans qu’on m’eût regardé, et qu’on m’eût mis en occasion d’ouvrir la bouche ; mais, si quelqu’un par hasard apprenait à la compagnie que j’étais Persan, j’entendais aussitôt autour de moi un bourdonnement :  » Ah ! ah ! monsieur est Persan ? C’est une chose bien extraordinaire ! Comment peut-on être Persan ? « 

À Paris, le 6 de la lune de Chalval, 1712

Extrait chapitre II, Supplément au voyage de Bougainville, Denis Diderot, 1772.

Puis s’adressant à Bougainville, il ajouta : « Et toi, chef des brigands qui t’obéissent, écarte promptement ton vaisseau de notre rive : nous sommes innocents, nous sommes heureux ; et tu ne peux que nuire à notre bonheur. Nous suivons le pur instinct de la nature ; et tu as tenté d’effacer de nos âmes son caractère.

Ici tout est à tous ; et tu nous as prêché  je ne sais quelle distinction du tien et du mien. Nos filles et nos femmes nous sont communes ; tu as partagé ce privilège avec nous ; et tu es venu allumer en elles des fureurs inconnues. Elles sont devenues folles dans tes bras ; tu es devenu féroce entre les leurs. Elles ont commencé à se haïr ; vous vousêteségorgéspourelles;etellesnoussontrevenuesteintesdevotresang.

Nous sommes libres ; et voilà que tu as enfoui dans notre terre le titre de notre futur esclavage. Tu n’es ni un dieu, ni un démon : qui es-tu donc, pour faire des esclaves? Orou! toi qui entends la langue de ces hommes-là, dis-nous à tous, comme tu me l’as dit à moi-même, ce qu’ils ont écrit sur cette lame de métal : Ce pays est à nous. Ce pays est à toi ! et pourquoi ? parce que tu y as mis le pied ? Si un Tahitien débarquait un jour sur vos côtes, et qu’il gravât sur une de vos pierres ou sur l’écorce d’un de vos arbres : Ce pays est aux habitants de Tahiti, qu’en penserais-tu?

Tu es le plus fort ! Et qu’est-ce que cela fait ? Lorsqu’on t’a enlevé une des méprisables bagatellesdont ton bâtimentest rempli, tu t’es récrié, tu t’es vengé ; et danslemêmeinstanttuasprojetéaufonddetoncœurlevoldetouteunecontrée!Tu n’espasesclave:tusouffriraisplutôtlamortquedel’être,ettuveuxnousasservir!Tu croisdoncqueleTahitiennesaitpasdéfendresalibertéetmourir?

Celui dont tu veux t’emparer comme de la brute, le Tahitien est ton frère. Vous êtes deux enfants de la nature ; quel droit as-tu sur lui qu’il n’ait pas sur toi ? Tu es venu ; nous sommes-nous jetés sur ta personne ? avons-nous pillé ton vaisseau ? t’avons-nous saisi et exposé aux flèches de nos ennemis ? t’avons-nous associé dans nos champs au travail de nos animaux ? Nous avons respecté notre image en toi.  Laisse-nous  nos mœurs ; elles sont plus sages et plus honnêtes que les tiennes ; nous ne voulons point troquer ce que tu appelles notre ignorance, contre tes inutiles lumières. Tout ce qui nous est nécessaire et bon, nous le  possédons.

Extrait de Race et Histoire, C. Lévi-Strauss, Paris, Gallimard, Folio.

L’attitude la plus ancienne, et qui repose sans doute sur des fondements psychologiques solides puisqu’elle tend à réapparaître chez chacun de nous quand nous sommes placés dans une situation inattendue, consiste à répudier purement et simplement les formes culturelles : morales, religieuses, sociales, esthétiques, qui sont les plus éloignées de celles auxquelles nous nous identifions. « Habitudes de sauvages », « cela n’est pas de chez nous », « on ne devrait pas permettre cela », etc…, autant de réactions grossières qui traduisent ce même frisson, cette même répulsion en présence de manières de vivre, de croire ou de penser qui nous sont étrangères. Ainsi l’Antiquité confondait-elle tout ce qui ne participait pas de la culture grecque (puis gréco-romaine) sous le même nom de barbares ; la civilisation occidentale a ensuite utilisé le terme de sauvage dans le même sens. Or, derrière ces épithètes se dissimule un même jugement : il est probable que le mot barbare se réfère étymologiquement à la confusion et à l’inarticulation du chant des oiseaux, opposées à la valeur signifiante du langage humain ; et sauvage, qui veut dire « de la forêt », évoque aussi un genre de vie animal par opposition à la culture humaine. […]

Cette attitude de pensée, au nom de laquelle on rejette les « sauvages » (ou tous ceux qu’on choisit de considérer comme tels) hors de l’humanité, est justement l’attitude la plus marquante et la plus instinctive de ces sauvages mêmes. […]

L’humanité cesse aux frontières de la tribu, du groupe linguistique, parfois même du village ; à tel point qu’un grand nombre de populations dites primitives se désignent elles-mêmes d’un nom qui signifie les « hommes » (ou parfois – dirons-nous avec plus de discrétion ? – les « bons », les « excellents », les « complets »), impliquant ainsi que les autres tribus, groupes ou villages ne participent pas des vertus ou même de la nature humaine, mais qu’ils sont tout au plus composés de « mauvais », de « méchants », de « singes de terre » ou « d’œufs de pou ». On va souvent jusqu’à priver l’étranger de ce dernier degré de réalité en en faisant un « fantôme » ou une « apparition ». Ainsi se réalisent de curieuses situations où deux interlocuteurs se donnent cruellement la réplique. Dans les Grandes Antilles, quelques années après la découverte de l’Amérique, pendant que les Espagnols envoyaient des commissions d’enquête pour rechercher si les indigènes avaient ou non une âme, ces derniers s’employaient à immerger des Blancs prisonniers, afin de vérifier, par une surveillance prolongée, si leur cadavre était ou non sujet à la putréfaction. […]

En refusant l’humanité à ceux qui apparaissent comme les plus « sauvages » ou « barbares » de ses représentants, on ne fait que leur emprunter une de leurs attitudes typiques. Le barbare, c’est d’abord l’homme qui croit à la barbarie.

Extrait de « La quête du pouvoir », Tristes tropiques, C. Lévi-Strauss, Paris, Pocket, rééd. 2011, pp. 36-43 :

Je comprends alors la passion, la folie, la duperie des récits de voyage. Ils apportent l’illusion de ce qui n’existe plus et qui devrait être encore, pour que nous échappions à l’accablante évidence que vingt mille ans d’histoire sont joués. […]

On risquait jadis sa vie dans les Indes ou aux Amériques pour rapporter des biens qui nous paraissent aujourd’hui dérisoires : bois de braise (d’où Brésil : teinture rouge, ou poivre dont, au temps d’Henri IV, on avait à ce point la folie que la Cour en mettait dans des bonbonnières de grains à croquer. Ces secousses visuelles ou olfactives, cette joyeuse chaleur pour les yeux, cette brûlure exquise pour la langue ajoutaient un nouveau registre au clavier sensoriel d’une civilisation qui ne s’était pas doutée de sa fadeur. Dirons-nous alors que, par un double renversement, nos modernes Marco Polo rapportent de ces mêmes terres, cette fois sous forme de photographies, de livres, de récits, les épices morales dont notre société éprouve un besoin plus aigu en se sentant tomber dans l’ennui ? […]

Car ces modestes assaisonnements sont, qu’on le veuille ou non, falsifiés. Non certes parce que leur nature est purement psychologique ; mais parce que, si honnête que soit le narrateur, il ne peut pas, il ne peut plus nous les livrer sous une forme authentique. Pour que nous consentions à les recevoir, il faut une manipulation qui chez les plus sincères est seulement inconsciente, trier et tamiser les souvenirs, et substituer le poncif au vécu. J’ouvre ces récits d’explorateurs : telle tribu qu’on me décrit comme sauvage et conservant jusqu’à l’époque actuelle les mœurs de je ne sais quelle humanité primitive caricaturée en quelques légers chapitres, j’ai passé des semaines  de ma vie d’étudiants à annoter des ouvrages […]

Alors, insidieusement, l’illusion commence à tisser ses pièges. Je voudrais avoir vécu au temps des vrais voyages quand s’offrait dans toute sa splendeur un spectacle non encore gâché, contaminé et maudit ; n’avoir pas franchi cette enceinte moi-même, mais comme Bernier, Tavernier, Manucci… Une fois entamé le jeu de conjectures n’a plus de fin. Quand fallait-il voir l’Inde, à quelle époque l’étude des sauvages brésiliens pouvait-elle apporter la satisfaction la plus pure, les faire connaître sous la forme la moins altérée ? Eût-il mieux valu arriver à Rio au XVIIIesiècle avec Bougainville ou au  XVIe  avec Léry et Thevet ?

Extrait de « Bons sauvages », Tristes tropiques, C. Lévi-Strauss, Paris, Pocket, rééd. 2011, pp. 249 sq.

 Dans quel ordre décrire ces impressions profondes et confuses qui assaillent le nouvel arrivé dans un village indigène dont la civilisation est restée relativement intacte ? Chez les Kaingang comme chez les Caduveo, dont les hameaux semblables à ceux des paysans voisins retiennent surtout l’attention par un excès de misère ; la réaction initiale est celle de la lassitude et du découragement. Devant une société encore vivante et fidèle à sa tradition, le choc est si fort qu’il déconcerte : dans cet écheveau aux mille couleurs, quel fil faut-il suivre d’abord et tenter de débrouiller ? En évoquant les Bororo qui furent ma première expérience de ce  type, je retrouve les sentiments qui m’envahirent au moment où j’entamai la plus récente, parvenant au sommet d’une haute colline dans un village kuki de la frontière birmane, après des heures passées sur les pieds  et les mains à me hisser le long des pentes, transformées en boue glissantes par les pluies de la mousson qui tombaient sans arrêt : épuisement physique, faim, soif et trouble mental, certes ; mais ce vertige d’origine organique est tout illuminé par des perceptions de formes et de couleurs ; habitations que leur taille rend majestueuses en dépit de leur fragilité, mettant en œuvre des matériaux et des techniques connues de nous par des expressions naines : car ces demeures, plutôt que bâties, sont nouées, tressées, tissées, brodées et patinées par l’usage. ; au lieu d’écraser l’habitant sous la masse indifférente des pierres, elles réagissent avec souplesse à sa présence et à ses mouvements ; à l’inverse de ce qui se passe chez nous, elles restent toujours assujetties l’homme. Autour de ses occupants, le village se dresse comme une légère et élastique armure ; proche des chapeaux de nos femmes plutôt que de nos villes : parure monumentale qui préserve un peu de la vie des arceaux et des feuillages dont l’habileté des constructeurs a su concilier la naturelle aisance avec leur plan exigeant.

Extrait de « Tupi-Kawahib », Tristes tropiques, C. Lévi-Strauss, Paris, Pocket, rééd. 2011, pp. 396-398.

Pourtant, cette aventure commencée dans l’enthousiasme me laissait une impression de vide.

J’avais voulu aller jusqu’à l’extrême pointe de la sauvagerie ; n’étais-je pas comblé, chez ces gracieux indigènes, que nul n’avait vus avant moi, que personne peut-être ne verrait plus après ? Hélas, ils n’étaient que trop. Leur existence ne m’ayant été révélée qu’au dernier moment, je n’avais pu leur réserver le temps indispensable pour les connaître. […]Ils étaient là, tout prêts à m’enseigner  leurs coutumes et leurs croyances, et je ne savais pas leur langue. Aussi proche de moi qu’une image dans le miroir, je pouvais les toucher, non les comprendre. Je recevais du même coup ma récompense et mon châtiment. Car n’était-ce pas ma faute et celle de ma profession de croire que les hommes ne sont pas toujours des hommes ? Que certains méritent davantage l’intérêt et l’attention parce que la couleur de leur peau leurs mœurs nous étonnent ? Que je parvienne seulement à les deviner, et ils se dépouilleront de leur étrangeté : j’aurais aussi bien pu rester dans mon village. Ou que, comme ici, ils la conservent : et alors, elle ne sert à rien, puisque je ne suis même pas capable de saisir ce qui la fait telle.  Entre ces deux extrêmes, quels cas équivoques nous apportent les excuses dont nous vivons ? De ce trouble engendré chez nos lecteurs par des observations – juste assez poussées pour les rendre intelligibles, et cependant interrompues à mi-chemin puisqu’elles surprennent des êtres semblables à ceux pour qui ces usages vont de soi – qui est finalement la vraie dupe ? Le lecteur croit en nous, ou nous-mêmes, qui n’avons aucun droit d’être satisfaits avant de parvenir à dissoudre ce résidu qui fournit un prétexte à notre vanité ?

Qu’il parle donc, ce sol, à défaut des hommes qui se refusent. Par delà les prestiges qui m’ont séduit au long de cette rivière, qu’il me réponde enfin et me livre la formule de sa virginité. Où gît-elle, derrière ces confuses apparences qui sont tout et qui ne sont rien ? Je prélève des scènes, je les découpe ; est-ce cet arbre, cette fleur ? Ils pourraient être ailleurs. Est-ce aussi un mensonge,, ce tout qui me transporte et dont chaque partie, prise isolément, se dérobe ? Si je dois le confesser pour réel, je veux au moins l’atteindre au complet dans son dernier élément. Je récuse l’immense paysage, je le cerne, je le restreins jusqu’à cette plage d’argile et ce brin d’herbe : rien ne prouve que mon œil, élargissant son spectacle, ne reconnaîtrait pas le bois de Meudon autour de cette insignifiante parcelle journellement piétinée par les plus véridiques sauvages, mais où manque pourtant l’empreinte de Vendredi.

Extrait d’Une femme chez les chasseurs de têtes, Titaÿna, 1934, rééd. Éditions Marchialy.   

Je connais déjà deux mots de la langue toradja : « Est-il permis ? » et « Merci ». Ces deux mots sont suffisants pour m’empêcher de ne froisser ce peuple sans le vouloir et lui faire sentir que nous traitons d’égal à égal. Depuis quelques années, en différents coins du monde, j’ai eu l’occasion de vivre auprès d’hommes que les Européens appellent les sauvages. Jamais entre ces sauvages et moi il n’y eut de difficulté. Jamais non plus, n’ai-je pris la photographie d’un indigène contre sa volonté, jamais ne suis-je entrée dans sa maison ou n’ai-je touché un de ses objets familiers sans autorisation. L’impolitesse est la marque du civilisé : je ne suis pas civilisée. Un jour dans une colonie européenne, j’ai demandé à un blanc :

« – Comment on dit « merci » en langue indigène ?

Sa réponse fut claire :

– On ne dit pas merci à un indigène. »

Pour l’instant, à pas lents, pour que ma venue ne surprenne pas les femmes, je me dirige vers la case du mort. Au pied de l’échelle de bambou, je m’arrête tandis que l’hôtesse me regarde à travers sa porte : « Puis-je ? … »

Elle me fait signe d’entrer. Je pénètre dans le tombeau où respirent des vivants. Tandis qu’elle m’observe, j’ouvre mon appareil à photographies, dresse son miroir réflecteur. La vision du cadavre s’y précise à la mise au point, difficile dans la demi-obscurité.

Inquiète, la femme me regarde toujours. […]

– « Puis-je ? » […]

– « Tu le peux » […]

La photo prise, je voudrais m’en aller, mais amicales, les femmes m’invitent : « Reste… »

Extrait de la préface nouvelle (1967) à Un Barbare en Asie (1933), Henri Michaux, Paris Gallimard, L’Imaginaire, pp. 11-13.

Le fossé s’est encore agrandi, un fossé de trente-cinq ans à présent. Et l’Asie continue son mouvement, sourd et secret en moi […]. Il date, ce livre. De l’époque à la fois engourdie et sous tension de ce continent ; il date. De ma naïveté, de mon ignorance, de mon illusion de démystifier ; il date. […] Débarquant là, en 31, sans savoir grand-chose, la mémoire cependant agacée par des relations de pédants, j’aperçois l’homme de la rue. Il me saisit, il m’empoigne, je ne vois plus que lui. Je m’y attache […], persuadé qu’avec lui […], j’ai tout ce qu’il faut pour tout comprendre… à peu près. […] Quelques années maintenant ont passé et voilà que l’homme de la rue n’est plus le même. Il a changé ; dans tel pays, moyennement, […] infiniment, à ne pas y croire, à ne pas croire ceux qui y sont allés auparavant, et même ceux qui y vécurent. […] Mea culpa. Non tellement d’avoir vu insuffisamment bien, mais plutôt de n’avoir pas senti ce qui étant en gestation et allait défaire l’apparemment permanent. N’avais-je rien vu, vraiment ? Pourquoi ? Ignorance ? Aveuglement de bénéficiaire des avantages d’une nation et d’une situation momentanément privilégiées ? Il me semble que je devais aussi opposer une résistance intérieure à l’idée d’une complète transformation de ces pays […].

Extrait de La Palestine comme métaphore, de Mahmoud Darwich, trad. fr. E. Sambar, Paris, Actes Sud, 1997, pp. 17-18.

Il y a ensuite une notion plus complexe de l’étranger, inhérente à la condition humaine. Nous sommes tous étrangers sur cette terre. Depuis son renvoi, Adam est étranger sur cette terre où il a élu domicile d’une façon passagère, en attendant de pouvoir revenir dans son Eden premier. Le mélange des peuples, leurs migrations, ne sont que des cheminements d’étrangers. La paix elle-même ne s’accomplit à certains moments de l’Histoire, que dans la mesure où elle est la reconnaissance par des étrangers d’autres étrangers. Si bien qu’il devient impossible aux uns et aux autres de savoir qui est le véritable étranger. […]L’étranger n’est pas uniquement l’Autre. Il est aussi en moi. Je n’en parle pas pour m’en plaindre ou pour refuser l’Autre. Il est en moi.

Extrait de « Portrait mythique du colonisé », in Portrait du colonisateur, portrait du colonisé, A. Memmi, 1957.

NAISSANCE DU MYTHE

Tout comme la bourgeoisie propose une image du prolétaire, l’existence du colonisateur appelle et impose une image du colonisé. Alibis sans lesquels la conduite du colonisateur, et celle du bourgeois, leurs existences mêmes, sembleraient scandaleuses. Mais nous éventons la mystification, précisément parce qu’elle les arrange trop bien.

Soit, dans ce portrait-accusation, le trait de paresse. Il semble recueillir l’unanimité des colonisateurs, du Libéria au Laos, en passant par le Maghreb. Il est aisé de voir à quel point cette caractérisation est commode. Elle occupe bonne place dans la dialectique ennoblissement du colonisateur – abaissement du colonisé. En outre, elle est économiquement fructueuse[12].

Rien ne pourrait mieux légitimer le privilège du colonisateur que son travail ; rien ne pourrait mieux justifier le dénuement du colonisé que son oisiveté. Le portrait mythique du colonisé comprendra donc une incroyable paresse. Celui du colonisateur, le goût vertueux de l’action. Du même coup, le colonisateur suggère que l’emploi du colonisé est peu ren­table, ce qui autorise ces salaires invraisemblables. Il peut sembler que la colonisation eût gagné à disposer d’un personnel émérite. Rien n’est moins certain. L’ouvrier qualifié, qui existe parmi les simili­ colonisateurs, réclame une paie trois ou quatre fois supérieure à celle du colonisé ; or il ne produit pas trois ou quatre fois plus, ni en quantité ni en qualité : il est plus économique d’utiliser trois colonisés qu’un Européen.Toute entreprise demande des spécialistes, certes, mais un minimum, que le colonisateur importe, ou recrute parmi les siens. Sans compter les égards, la protection légale, justement exigés par le travail­ leur européen. Au colonisé, on ne demande que ses bras, et il n’est que cela : en outre, ces bras sont si mal cotés, qu’on peut en louer trois ou quatre paires pour le prix d’une seule.

A l’écouter, d’ailleurs, on découvre que le coloni­sateur n’est pas tellement fâché de cette paresse, supposée ou réelle. Il en parle avec une complaisance amusée, il en plaisante ; il reprend toutes les expres­sions habituelles et les perfectionne, il en invente d’autres. Rien ne suffit à caractériser l’extraordinaire déficience d u colonisé. Il en devient lyrique, d’un lyrisme négatif : le colonisé n’a pas un poil dans la main, mais une canne, un arbre, et quel arbre! un eucalyptus, un thuya, un chêne centenaire d’Amérique! un arbre? non, une forêt! etc.

Mais, insistera-t-on, le colonisé est-il vraiment paresseux ? La question, à vrai dire, est mal posée. Outre qu’il faudrait définir un idéal de référence, une norme, variable d’un peuple à l’autre, peut-on l’accuser de paresse un peuple tout entier ? On peut en soupçonner des individus, même nombreux dans un même groupe ; se demander si leur rendement n’est pas médiocre ; si la sous-alimentation, les bas salaires, l’ avenir bouché, une signification dérisoire de son rôle social, ne désintéresse pas le colonisé de sa tâche. Ce qui est suspect, c’est que l’accusation ne vise pas seulement le manœuvre agricole ou l’habitant des bidonvilles, mais aussi le professeur, l’ingénieur ou le médecin qui fournissent les mêmes heures de travail que leurs collègues colonisateurs, enfin tous les indi­vidus du groupement colonisé. Ce qui est suspect, c’est l’unanimitéde l’accusation et la globalitéde son objet ; de sorte qu’aucun colonisé n’en est sauvé, et n’en pourrait jamais être sauvé. C’est-à-dire : l’indépendance de l’accusation de toutes conditions socio­logiques et historiques.

En fait, il ne s’agit nullement d’une notation objective, donc différenciée, donc soumise à de probables transformations, mais d’une institution: par son accusation, le colonisateur institue le colonisé en être paresseux. Il décide que la paresse est consti­tutivede l’essence du colonisé. Cela posé, il devient évident que le colonisé, quelque fonction qu’il assume, quelque zèle qu’il y déploie, ne serait jamais autre que paresseux. Nous en revenons toujours au racisme, qui est bien une substantification, au profit de l’ac­cusateur, d’un trait réel ou imaginaire de l’accusé. 

Extrait d’une interview donnée par C. Ngozi Adichie à la revue America, « Le jour où je suis devenue noire », trad. fr. numéro dédié à la question de « La race en Amérique », n°08/16, 2019, pp. 122-127.

JB [Journaliste]  Que signifie le fait d’être noir aux Etats-Unis ?

CNA : Durant mon enfance, au Nigéria, je me considérais comme Igbo, mon groupe ethnique, et comme Nigériane. Je me considérais aussi comme catholique. Telles étaient les identités qui prévalaient au Nigéria. Aux Etats-Unis, j’ai vite compris que j’étais considérée comme « noire ». Et que les noirs étaient chargés de nombreux stéréotypes négatifs. Qu’être noirs est une identité qu’on ne choisit pas, mais avec laquelle il faut presque toujours composer, qu’il faut en tout cas assumer, car c’est une identité imprégnée d’injustice. Dire qu’on ne choisit pas cette identité revient à dire qu’elle est en grande partie fondée sur des caractéristiques physiques. […]

JB [Journaliste] : Faudrait-il supprimer toute référence à la race aux Etats-Unis ?

CNA : Je ne suis pas certaine que la race soit une réalité biologique. Je trouve que la science n’est pas claire à ce sujet, peut-être parce que le concept même de race est tellement enraciné dans une histoire d’injustice que même la science de la race devient suspecte. On nous dit que les humains de races différentes sont semblables, mais en même temps on nous dit aussi que des groupes raciaux spécifiques sont plus susceptibles de contracter certaines maladies. J’en viens donc à me poser la question : comment êtes-vous parvenu à différencier les races pour arriver à cette conclusion médicale ? C’est une question qui m’intéresse. Mais le véritable sujet est ailleurs : la race n’est pas une question de biologie, mais de sociologie. La seule raison pour laquelle la race importe, c’est le racisme. Si nous ne vivions pas dans des sociétés qui traitent les gens différemment en fonction de leur apparence, ces différences n’auraient pas d’importance.

Pour comprendre la réforme du baccalauréat 2020 :

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