« D comme Désir »- abécédaire de Gilles Deleuze & Proust

Gilles Deleuze (1925-1995) propose ici une réflexion sur le désir : Proust, le paysage, les agencements du désir, les contresens, etc. Un entretien d’une grande densité et d’une extrême justesse est disponible ici.


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Pour prolonger : 

Marcel Proust, « A la Recherche du temps perdu », Du côté de chez Swann,
Première Partie, « Combray », Oeuvres complètes, ed. J-Y Tadié, Paris,
Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1987, pp. 140-141.

             Le jeune narrateur et sa famille se promènent dans le parc de M. Swann. La fille de ce dernier, Gilberte, est brièvement aperçue par le narrateur.

Ainsi passa près de moi ce nom de Gilberte, donné comme un talisman qui me permettrait peut-être de retrouver un jour celle dont il venait de faire une personne et qui, l’instant d’avant, n’était qu’une image incertaine. Ainsi passa-t-il, proféré au-dessus des jasmins et des giroflées, aigre et frais comme les gouttes de l’arrosoir vert ; imprégnant, irisant la zone d’air pur qu’il avait traversée – et qu’il isolait – du mystère de la vie de celle qu’il désignait pour les êtres heureux qui vivaient, qui voyageaient avec elle ; déployant sous l’épinier rose, à hauteur de mon épaule, la quintessence de leur familiarité, pour moi si douloureuse, avec elle, avec l’inconnu de sa vie où je n’entrerais pas.

Un instant (tandis que nous nous éloignions et que mon grand-père murmurait : « Ce pauvre Swann, quel rôle ils lui font jouer : on le fait partir pour qu’elle reste seule avec son Charlus, car c’est lui, je l’ai reconnu ! ») l’impression laissée en moi par le ton despotique avec lequel la mère de Gilberte lui avait parlé sans qu’elle répliquât, en me la montrant comme forcée d’obéir à quelqu’un, comme n’étant pas supérieure à tout, calma un peu ma souffrance, me rendit quelque espoir et diminua mon amour. Mais bien vite cet amour s’éleva de nouveau en moi comme une réaction par quoi mon cœur humilié voulait se mettre de niveau avec Gilberte ou l’abaisser jusqu’à lui. Je l’aimais, je regrettais de ne pas avoir eu le temps et l’inspiration de l’offenser, de lui faire mal, et de la forcer à se souvenir de moi. Je la trouvais si belle que j’aurais voulu pouvoir revenir sur mes pas, pour lui crier en haussant les épaules : « Comme je vous trouve laide, grotesque, comme vous me répugnez ! » Cependant je m’éloignais, emportant pour toujours, comme premier type d’un bonheur inaccessible aux enfants de mon espèce de par les lois naturelles impossibles à transgresser, l’image d’une petite fille rousse, à la peau semée de taches roses, qui tenait une bêche et qui riait en laissant filer sur moi de longs regards sournois et inexpressifs. Et déjà le charme dont son nom avait encensé cette place sous les épines roses où il avait été entendu ensemble par elle et par moi, allait gagner, enduire, embaumer, tout ce qui l’approchait, ses grands-parents que les miens avaient eu l’ineffable bonheur de connaître, la sublime profession d’agent de change, le douloureux quartier des Champs-Elysées qu’elle habitait à Paris. « 

Utile :

  • Les oeuvres de Proust sont disponibles en français et en anglais, au format ebooks, sur le site de University of Adelaide : http://ebooks.adelaide.edu.au/p/proust/marcel/
  • La suite de l’Abécédaire est en ligne sur Youtube.

 

Sources: www.youtube.fr; http://ebooks.adelaide.edu.au; éditions Gallimard.