Discontinuité narrative et quête poétique – Une Mémoire pour l’oubli de Mahmoud Darwich

    Cette communication a été donnée dans le cadre de la journée d’études Master REEL « Orient et Occident : Poétique et politique de la relation », le Jeudi 8 décembre 2016, co-organisée par Mounira Chatti & Véronique Ferrer, Université Bordeaux Montaigne. NDRL : Dans cet article, qui n’est pas libre de droits, les appels de notes seront placés entre parenthèses et les notes figurent à la fin du document. 

 

    Récit témoignant de l’expérience du poète tandis qu’il se trouve dans la ville de Beyrouth assiégée par les troupes israéliennes « un jour d’août 1982 », Une Mémoire pour l’oubli est une œuvre singulière dans la production de Mahmoud Darwich. Composée à Paris suite à l’exil de Beyrouth (1982), publiée à Beyrouth en 1987 puis traduite et publiée en français en 1994 chez Actes Sud, elle s’inscrit dans un temps d’écriture distendu qui explique partiellement les nombreux effets de rupture travaillant le récit. De genres  divers, les fragments qui le composent instaurent un jeu permanent qui déstabilise et interroge le lecteur. Poèmes, dialogues, extraits d’œuvres historiques, littéraires ou de passages bibliques (1) se côtoient ainsi pour composer une œuvre éclatée, dont la cohérence semble d’abord brisée. Cette hybridité générique est relayée dans le corps du texte par des références variées : si le poète nomme à l’envi des écrivains, poètes, philosophes et historiens en autant de figures tutélaires (2), il convoque également des artistes populaires célébrés dans le monde oriental, telle la chanteuse Feirouz. L’éclatement formel de l’œuvre, que redouble sa disparité générique, révèle une crise poétique indissociable du contexte historique : le discours poétique porte les traces de la violence politique qui secoue alors la capitale du Liban.

    À cet égard, le titre est programmatique : Une Mémoire pour l’oubli Le temps : Beyrouth, le lieu : un jour d’août 1982. Il annonce la volonté de faire mémoire : de nombreux fragments opèrent ainsi des glissements narratifs vers l’évocation de scènes passées. Plus précisément, par l’emploi d’un déterminant indéfini, la traduction française met en évidence la singularité de cette entreprise Mahmoud Darwich parle effectivement en son nom –  tout en suggérant son humilité. Quant à « l’oubli », il semble partagé, collectif. L’une des premières pages de l’œuvre dessine les contours de cette communauté de destins :

Personne ne souhaite oublier, ou plus exactement personne ne souhaite être oublié. Pourquoi demande-t-on à ceux que les vagues de l’oubli ont rejetés sur les rivages de Beyrouth de faire exception aux lois de la nature humaine ? Pourquoi leur demande-t-on tant d’oubli ? Qui peut leur fabriquer une mémoire nouvelle ? (3)

    S’il formule l’exigence humaine, partagée, d’appartenir à une mémoire (qu’il s’agisse de cultiver un souvenir familial, ou plus largement de créer puis maintenir la possibilité d’une mémoire commune), le poète constate amèrement comment les hommes chassés de leurs terres en 1948 par les « vagues de l’oubli » pour échouer sur les « rivages de Beyrouth » sont privés de leur histoire (4). La houle semble ronger inlassablement ce bout de terre, et son écume couvrir toujours davantage les mémoires. La métaphore maritime et géographique initie un double mouvement : si elle permet de donner une résonance universelle au destin du peuple palestinien en rappelant que l’espace méditerranéen fut traversé d’exils, elle construit une identité spatiale singulière. L’emploi de la périphrase témoigne de cette opération de substitution, qui transforme les hommes, privés d’histoire, en habitants des marges d’un territoire. Point alors la nécessité de faire mémoire ; mais quel discours se révèlera capable de « fabriquer » cette présence ? Se trouvent interrogées dès les premières pages de l’œuvre la responsabilité du poète et la capacité du discours poétique à fonder un espace commun pour une mémoire partagée. Enfin, le titre déjoue une attente sémantique dans la traduction française : l’emploi de la préposition « pour », et non celui de « contre » ainsi que la logique aurait pu le dicter. Cet « oubli », cette béance, semblent fondateurs ; en déplaçant la confrontation attendue, la préposition « pour » scelle une poétique de la relation.

    Le sous-titre réalise une permutation des circonstances spatio-temporelles et confirme une relation complexe à l’Histoire et au territoire : « le temps : Beyrouth, le lieu : un jour d’août 1982 ». Le poète explicite cette confusion volontaire à l’occasion d’un entretien publié dans La Palestine comme métaphore :

Faites-vous allusion au départ du Liban ?

Oui. J’ai trouvé que la terre était fragile, et la mer, légère ; j’ai appris que la langue et la métaphore ne suffisent point pour fournir un lieu au lieu. La part géographique de l’Histoire est plus forte que la part historique de la géographie. N’ayant pu trouver ma place sur la terre, j’ai tenté de la trouver dans l’Histoire. (5)

    Cette permutation n’évoque pas seulement l’expérience du poète exilé : elle organise la cohérence de l’œuvre. En effet, c’est la déambulation du poète dans la ville de Beyrouth qui instaure une certaine continuité dans le récit : de nombreux fragments opérant un retour au récit de ce « jour d’août » débutent en précisant les stations passagères du poète dans cet espace (6). La précision historique portée par le sous-titre est mise en équation avec une indétermination ; pour tout lecteur averti, la mention du mois et de la date rappelle le seuil d’un événement violent et traumatisant. Le siège de Beyrouth par les troupes israéliennes fut en effet l’antichambre des massacres de Sabra et Chatila, qui constituent le point aveugle de l’œuvre. Seules quelques allusions ponctuelles y sont faites (7). Le projet poétique n’est pas de prendre en charge le récit de cet épisode; il est oblitéré du corps du texte tout en l’innervant, et semble se loger dans certains de ses silences. Le texte fragmenté témoigne d’un corps politique éclaté.

    Il s’agira dès lors d’envisager dans quelle mesure discontinuités narrative et discursive soutiennent paradoxalement une quête poétique. Celle-ci recouvre deux aspects, réciproquement liés l’un à l’autre : questionnement sur ce que peut la poésie face à la violence de l’Histoire et aux morcellements des identités (tant individuelles que collectives) et expérimentation poétique. Quand bien même les incessantes césures textuelles déstabiliseraient le lecteur en quête de linéarité, le poète, à mesure qu’il déambule dans la ville, sème les fragments d’une pensée mobile et fragile, capables de ré-articuler la violence et la complexité d’une histoire commune. In fine, le récit, à l’image de la ville de Beyrouth dont les murs sont éventrés, offre des béances qui enrichissent le sens du discours en autant de zones de partage.

« Je souffre d’une blessure qui ne m’a pas atteint. (8) »

    L’aspect fragmentaire de l’œuvre témoigne avec une force évidente de la violence de l’Histoire, qui éprouve d’abord le corps. L’homme, à l’image du texte, est mis en morceaux. Le fragment inaugural fait entendre un dialogue entre deux voix privées d’identité, en plaçant les motifs du corps et du deuil sur le seuil du récit :

– Comment savais-tu qu’à l’instant je dormais, la tête sur tes genoux ?

– Parce que tu m’as réveillé en bougeant dans mon ventre. J’ai compris que j’étais ton cercueil. Es-tu vivant ? M’entends-tu bien ?

– Est‑ce que cela arrive souvent que je sois tiré d’un rêve par un autre rêve, qui explique le premier ? […]

– Ne meurs pas tout à fait !

– J’essaierai.

    Mahmoud Darwich, à l’occasion d’un entretien publié dans le recueil La Palestine comme métaphore, lie sa naissance à la poésie à l’expérience du deuil ainsi qu’à la figure maternelle (9). Lieu de passage dans l’économie de l’œuvre, le dialogue convoque ces deux motifs, mettant en scène une mort rêvée et matricielle. Il inaugure ainsi un discours poétique paradoxal qui semble anticiper au moment même de son émergence la menace d’une extinction. Ce fragment cristallise dès lors la hantise de la disparition qui parcourt les premières pages de l’œuvre, selon trois stases.

    La mort symbolique de l’homme Mahmoud Darwich, prisonnier d’une ville cernée par le vacarme des bombes, est le premier symptôme de cette violence qui prive les corps de leur autonomie : « Si je savais comment libérer les cris enfermés dans un corps qui ne m’appartient plus, tellement il s’efforce d’échapper au chaos des bombes ! (10) ». Le corps du poète devient la métonymie de l’espace urbain assiégé. La violence extérieure impose au corps obsédé de renouer avec une expression physique primordiale — n’être plus qu’un corps. C’est alors que l’homme fait le compte de ce qui compose un corps, de façon élémentaire : « J’ai palpé mon corps, constaté qu’il était entier. Dix doigts au sol, dix doigts plus haut. Deux yeux, deux oreilles, un long nez crochet (11) ». La hantise du démembrement annonce de façon métaphorique la réflexion menée par le poète sur la violence de l’oubli imposé aux palestiniens exilés et l’amputation symbolique qu’il représente. Dès lors, le corps du poète, parce qu’il éprouve dans sa chair les souffrances infligées à la ville, se charge des blessures de ses proches. Cette « blessure » s’incarnera quelques fragments plus loin, lorsqu’il fera le récit de la disparition amorcée de Sami. Ce deuxième « morceau » du texte relaie l’expérience de la souffrance et du démembrement :

Parce que nous sommes amis depuis l’enfance, je ne suis pas allé à l’hôpital observer le coma de Sami. Les avions lui avaient arraché les bras et les jambes, perforé le ventre, crevé les yeux, alors qu’il aidait à l’évacuation des blessés, à la Cité sportive. Que reste-t-il de lui ? (12)

    Le souvenir coïncide avec l’émergence fragile d’un « nous », incarnant une énonciation qui résiste à la disparition effective de l’ami. En outre, l’énumération met en évidence une mécanique de violence désincarnée qui démembre progressivement le corps. La phrase interrogative vient clore la litanie de la décomposition ; l’inachèvement qu’elle programme puisqu’elle refuse la réponse propose une issue. L’entreprise d’anéantissement échoue, dans la mesure où le discours interroge. Il est ce qui reste, ce qui demeure.

    Au corps morcelé de Sami fait pendant le poème tronqué, proféré par le poète tandis qu’il converse avec des amis au sujet des modalités de l’écriture en temps de guerre ; l’un d’eux l’interroge  :

– Mais qu’est-ce que tu écris ?

– Je balbutie un cri :

Nos membres sont nos noms. Nulle, nulle autre issue

Les masques des masques des masques sont tombés

Les masques sont tombés

Tu n’as pas de frère, mon frère, pas d’ami

Pas un ami, pas de forteresse

Pas d’eau, pas de médicament, pas de ciel, pas de sang, pas de voiles

Ni devant, ni derrière

Assaille tes assaillants, nulle autre issue

Ton bras est tombé : ramasse-le

Frappe ton ennemi : nulle autre issue

Je suis tombé à côté de toi : ramasse-moi

Et frappe ton ennemi avec moi, car tu es libre maintenant

Libre

Et libre

Tes morts ou tes blessés sont tes munitions

Frappes-en tes ennemis, frappe-les, nulle autre solution.

Nos membres sont nos noms : nos noms sont nos membres

Assaille tes assaillants à force de folie

De folie

De folie

Ils sont partis ceux que tu aimes, partis

Il te faut être

Ou ne pas être

Les masques des masques sont tombés,

Les masques sont tombés, plus personne

Personne d’autre que toi dans cette plaine ouverte aux ennemis et à l’oubli

Fais de chaque barricade un pays

Personne

Les masques des masques sont tombés

Arabes soumis aux maîtres étrangers

Arabes qui ont vendu leur âme

Arabes et perdus

Les masques sont tombés

Les masques sont tombés (13)

    Fragment du long poème Éloge de l’ombre haute (14) composé peu de temps après l’invasion de Beyrouth (15) et publié en arabe dès 1983, le morceau poétique « crié » affirme d’emblée une identité dont l’équation rappelle les enjeux linguistiques primordiaux — lorsque compter et nommer étaient une seule et même opération, consistant à mettre en pensée le monde réel. Désormais, faire le compte des membres qui composent son corps, et par extension le corps politique de la communauté, redéfinit une identité : « Nos membres sont nos noms (16)».  Le dernier « morceau », la dernière variation sur le thème du corps et de ses membres propose une issue poétique et éminemment politique. Elle affirme une résistance face à la dislocation : la parole, l’acte de nommer construisent le lieu d’une relation. Cependant, une tension demeure : la  mise en voix du poème est un « cri balbutié » et fait entendre une dissonance — car c’est bien alors la voix en tant que manifestation du corps qui se trouve mise à l’essai, voix dont les balbutiements témoignent d’une brisure. Les fragments précédents sont autant d’étapes dans le parcours de cette voix qui chemine, qui s’éprouve. Des « cris enfermés (17) » au cri balbutié, le discours poétique se réorganise. Les massacres ne sont pas évoqués, mais en travaillant le corps du texte, ils en ordonnent le démembrement systématique dont l’aboutissement s’incarne dans le cri politique que représente le poème lancé par Mahmoud Darwich aux quelques hommes qui l’entourent.

« Est-ce pour cela que personne n’a jamais pu écrire le chant de Beyrouth ? (18) »

    Le corps du poète tressaille au rythme des bombes qui assaillent Beyrouth. La ville ne cesse d’être arpentée par le poète ; au fil de ses stations, il converse avec certains, s’isole dans un café pour apprécier la saveur d’une bière, rencontre des journalistes américains. Cette déambulation supporte la cohérence temporelle de l’œuvre : Mahmoud Darwich quitte son appartement à l’aube et finit par atteindre la côte, alors que la nuit est tombée, lorsque le récit s’achève. Cependant, cette organisation temporelle est constamment minée par la fragmentation du texte. De même, le poète ne cesse d’interroger la possibilité de définir Beyrouth, tandis que la ville s’y refuse. Attirant à elle des hommes et des femmes en quête d’une promesse de plus grande liberté, elle cristallise les conflits politiques extrêmement polarisés qui agitent en ce début des années 1980 le monde arabe. Ces tensions s’incarneront violemment au moment du siège de la capitale libanaise par les troupes israéliennes, meurtrissant durablement l’architecture de la ville, trouée de part en part.

    Pour rendre compte de cette violence, le recours à l’ironie instaure dans un premier temps une distance nécessaire : « Aujourd’hui, jour anniversaire de l’attaque d’Hiroshima, ils osent expérimenter, sur notre chair, la bombe à implosion. Essai concluant (19) ». Le télescopage de la chronologie historique et, simultanément, la mise en regard d’espaces discontinus bouleversent l’ordre de lecture pour insister sur les redites de l’Histoire. Beyrouth et Hiroshima, Hiroshima et Beyrouth sont deux territoires affectés par la violence. Certes, Beyrouth est éprouvée dans une moindre mesure par la destruction ; toutefois, penser ensemble ces deux espaces permet au poète d’envisager la violence historique selon un continuum : Beyrouth est l’un des nombreux échos d’Hiroshima. Le discours du poète bute alors sur les redites de l’Histoire, lorsque sa violence, parce qu’elle cherche à anéantir, impose un mécanisme d’oubli :

Le ciel de Beyrouth est une large voûte de métal sombre. Midi, accablant, diffuse sa mollesse jusqu’aux extrémités des membres. L’horizon est une ardoise grise que strient des avions insouciants. Ciel d’Hiroshima. Je pourrais prendre un morceau de craie et y écrire les noms et les commentaires qui me passent par la tête. L’idée me séduit. Qu’écrirais-je si je pouvais monter sur le toit d’une tour ? Ils ne passeront pas ? Déjà dit. Morts pour que vive la patrie ? Déjà dit. Hiroshima ? Déjà dit. Les lettres qui habitaient ma mémoire et mes doigts manquent leur cible. J’ai oublié l’alphabet et ne me souviens plus que de huit lettres : B-E-Y-R-O-U-T-H. (20)

    Darwich devient poète de la trace. En s’emparant d’une craie pour écrire sur le ciel noir de Beyrouth, il propose une modalité de l’écrit à l’image de cet instrument, friable, dont les poussières se dispersent — une modalité de l’écrit susceptible d’effacement. Le poète ironise ici contre l’urgence de mettre en mots cette mémoire en construction, en constatant la répétition mécanique de la violence (« déjà dit »). Comme précédemment, lorsqu’il s’agissait de redonner une unité à un corps démembré, de donner figure à ce qui n’était plus reconnaissable, nommer se révèle acte de résistance « pour l’oubli » ; cette nomination, parce qu’elle épèle, obéit par ailleurs à un double mouvement de décomposition et recomposition.

    Une dynamique que le poète éprouve lors de ses déambulations dans la ville aux origines phéniciennes. Épeler ainsi le nom de Beyrouth, c’est renouer avec son étymologie phénicienne :  la « ville des puits ». Cette origine sémantique, si elle n’est pas explicitée dans l’oeuvre, innerve de façon latente son discours ; le motif de l’eau associé à la ville est fréquemment repris et développé, notamment page 99 : « À Beyrouth, tu te disperses et tu te répands. Seul réceptacle, l’eau. La mémoire se conforme au désordre de la ville et tu te coules dans des mots qui te font oublier ceux d’avant (21) ».

    L’eau devient ainsi la métaphore d’une force d’oubli et de mouvement. Pour penser la « dispersion » et le « désordre » du récit, ses interstices se révèlent comme autant de lieux de passages et insufflent un mouvement propice au questionnement et à la pluralité des interprétations. Le texte en morceaux devient alors le lieu du lien, pour reprendre une image chère au poète. Ève de Dampierre-Noiray explore avec justesse les modalités de cette métaphore dans l’œuvre de Mahmoud Darwich (22), concentrant son analyse sur l’étude des poèmes qui composent La Terre nous est étroite et autres poèmes (23). Commençant par rappeler la polysémie du terme bayt, elle souligne la riche ambiguïté de cette équivalence sémantique dont les ramifications poétiques ouvrent la réception de l’œuvre :

En arabe, le mot bayt est un des termes les plus courants pour désigner la maison ; d’un dialecte à l’autre, son sens peut varier de l’idée de maison ou de demeure à celle de chambre: quoi qu’il en soit, il renvoie toujours à un endroit où l’on peut s’installer pour passer la nuit. Or ce mot désigne aussi, dans une acception plus rare et pourtant essentielle, un vers poétique, si l’on peut nommer ainsi, de façon simplifiée, l’unité métrique de base du poème arabe traditionnel. Les deux mots, bayt la maison et bayt le vers, ne se distinguent alors que par leur pluriel : au singulier, c’est une homonymie totale. Or puisque ces deux sens du mot figurent à la même entrée d’un dictionnaire, c’est-à-dire rattachés à la même racine sémantique (bâta : coucher, passer la nuit), il s’agit bien d’un terme polysémique – le passage d’un sens à l’autre s’expliquant historiquement par l’identification de chaque hémistiche d’un vers à une des deux parties de la tente bédouine. Cette polysémie, qui rappelle combien le système de dérivation sémantique de la langue arabe est riche en images et se prête aux analogies poétiques, peut constituer un point de départ intéressant à une réflexion sur le rapport entre le lieu et la langue dans la poésie de Mahmoud Darwich. […] Celles-ci (les images exploitant l’analogie) réalisent l’identification du vers à la maison en s’attachant à définir réciproquement ce qui se rapporte au lieu d’origine – maison, abri, pays – et ce qui s’apparente au poème, en même temps qu’elles suggèrent le caractère illusoire d’une substitution du lieu par la langue, image poétique à la fois séduisante et inapte à résoudre la question politique du lieu perdu. (24)

    Si cette polysémie méta-poétique se révèle particulièrement opérante pour l’analyse de l’œuvre versifiée du poète palestinien, son spectre peut être élargi aux textes de prose, plus rares, qu’il a composés (25).  Exigeant d’être manipulée avec précaution, notamment lorsque le prisme de lecture adopte une perspective politique, elle fonde un pacte herméneutique complexe qui nous invite à prendre part à l’élaboration sémantique de l’oeuvre afin de renouveler le lien. Lieu éminemment mouvant et versatile, Beyrouth échappe au chant ; souvent associée à une figure féminine, elle inaugure un lyrisme empêché, voire dissonant, signe de son irréductible autonomie (26).

« la chanson des différences et des divergences (27) »

    Les lieux de passages d’un fragment à l’autre, parce qu’ils juxtaposent les genres et établissent une discontinuité énonciative, invitent le lecteur à une attitude critique et herméneutique. Procédant par une mise en abyme, un fragment en particulier cristallise cette réflexion en interrogeant de concert l’efficacité du discours poétique et les attentes qu’il dessine vis-à-vis de son destinataire. Darwich rapporte une conversation tenue avec Y. et F., des amis. Ils évoquent la lancinante question de la sortie de Beyrouth :

– Je ne sortirai pas car je n’ai nulle part où aller. Je ne sais où aller alors je resterai. Et toi ? ai-je demandé à F.

– Je reste, je suis libanais. C’est ici mon pays, où irais-je ?

J’ai eu honte de ma question, honte que Beyrouth soit devenue à ce point mon poème, le poème des sans-patrie. J’ai eu honte de pensées tellement confuses.

Ce jour-là, Jésus sortit de sa maison et s’assit au bord de la mer.
Et de grosses foules se rassemblèrent auprès de lui, de sorte qu’il entra s’asseoir dans un bateau, et toute la foule se tenait sur la plage.
Et il leur parla de beaucoup de choses, en paraboles ; il disait : Voilà que le semeur est sorti semer.
De ses semences, les unes sont tombées le long du chemin ; et les oiseaux sont venus et les ont dévorées.
D’autres sont tombées parmi la rocaille, où elles n’avaient pas beaucoup de terre : elles ont levé aussitôt, faute d’avoir épais de terre ;
Mais au lever du soleil elles ont été brulées et, n’ayant pas de racines, elles sont séché.
D’autres sont tombées parmi les épines ; et les épines ont monté et les ont étouffées.
D’autres sont tombées dans la bonne terre et ont donné du fruit. […]
En sortant de là, Jésus se retira dans la province de Tyr et Sidon.
Et voilà qu’une Cananéenne de ce territoire sortit et se mit à crier : Aie pitié de moi, seigneur, fils de David, ma fille est possédée d’un mauvais démon.
Jésus ne lui répondit pas un mot. Ses disciples s’approchèrent et lui demandèrent : Renvoie-la car elle crie derrière nous.
Il répondit : Je n’ai été envoyé qu’aux brebis perdues de la maison d’Israël.
Mais elle vint se prosterner devant lui et dit : Seigneur, secours-moi !
Il lui répondit : Ce n’est pas bien de prendre le pain des enfants et de les jeter aux petits chiens.
Elle dit : Si, Seigneur ; car les petits chiens mangent des miettes qui tombent de la table de leurs seigneurs.
Alors Jésus répondit : Ô femme, ta foi est grande ! Qu’il te soit fait comme tu veux. Et sa fille fut guérie sur l’heure.

Évangile selon saint Matthieu, XIII, 1-28.

À l’hôtel Commodore, bunker des journalistes étrangers, un journaliste et écrivain américain m’interroge :

– Qu’est-ce que vous écrivez durant cette guerre ?

– J’écris mon silence. […]

– Et ensuite ?

– Ensuite, une autre époque commencera.

– Quand recommencerez-vous à écrire ?

– Quand les canons se tairont davantage, quand je ferai exploser mon silence plein de toutes ces voix, quand j’aurai trouvé un langage adéquat. (28)

    Nous constatons ici la juxtaposition de trois fragments hétérogènes : le récit d’un souvenir « honteux », car le poète s’est approprié — grâce au verbe, au poème — un lieu qui ne lui appartient pas ; à ce souvenir succède, sur le mode de la parataxe, la parabole du semeur qui développe la métaphore de la relation instaurée par le verbe entre Dieu et les hommes. L’insertion de cet extrait biblique en ce lieu du texte lui confère une signification profane, et permet d’en renouveler l’interprétation. Le lieu de passage entre les deux fragments supporte une mise en abyme procédant par substitution. Darwich, le palestinien,  le poète, à l’image de la Cananéenne, est renvoyé à une identité spatiale qui se révèle inopérante pour établir des frontières ; ils transgressent ces identités en proposant une parole inédite et plurielle dans le même temps. La réponse de la Cananéenne, le « poème de Beyrouth » pour Darwich, proposent de reconfigurer ainsi en les enrichissant les identités spatiales qui les définissent. La parole poétique, c’est-à-dire la parole qui fait lien, est à l’image d’une semence ; le fragment, telle la graine semée, ou la miette tombée, est promesse de relation et de génération, force de ré-agencement. Et la prose, gage paradoxalement de discontinuité, s’imposera pour soutenir cette déflagration de « silence », « langage adéquat » accueillant et privilégiant des espaces vierges de discours pour favoriser l’éclosion de voix plurielles.

   La fragmentation et l’hybridité de Une Mémoire pour l’oubli mettent en œuvre une poétique de la relation. Les interstices textuels, s’ils témoignent d’une crise politique et poétique, se révèlent espaces de dialogues, de résonances, capables d’accueillir une plurivocité tout en sollicitant l’interprétation du lecteur. Le morcellement du texte pallie ainsi l’épreuve d’un désenchantement, que le poète pointe avec amertume lorsque le chant échoue à fonder une communauté :

En ces heures de l’après-midi, le ciel ploie davantage, lourd d’humidité, de fumée, de fer. […] Les jeux à la radio sur les chansons de Feirouz, seule trace d’une patrie commune, ne signifient plus rien, ne témoignent plus de rien de commun car la voix a perdu tout lien avec le lieu d’où elle a surgi. Elle s’en est allée, abstraction turquoise qui n’évoque plus rien à présent que la guerre a tout réduit à des détails. […] Beyrouth n’invente plus sa chanson car les fauves de métal aboient de tous côtés. La beauté naguère chantée, adorée, devient mémoire qui fouaille l’instant présent des sondes métalliques de l’oubli. D’ailleurs, la mémoire ne se souvient pas mais se contente de recueillir ce que l’histoire déverse sur elle. Est-ce ainsi que la beauté d’avant, cette beauté rendue par un chant qui détonne en cet instant, devient tragédie? (29)

    La chanteuse libanaise fonctionne tel un double esseulé du poète, dans la mesure où son nom désigne de façon métonymique « la trace d’une patrie commune ». L’extrait se trouve ainsi saturé d’allusions au motif du résidu, du fragment, selon deux échelles : à la surface du texte surgissent les termes de « trace », de « détails » ; d’une façon plus subtile, la langue du poète réinvestit ce motif en jouant sur le sens du nom de la chanteuse  : feirouz désigne en effet en iranien la pierre turquoise. Le chant de Feirouz, parce qu’il est devenu autonome, n’est plus en mesure de dire le « lieu » ; à sa beauté, à sa rareté, le poète préfère l’humilité de la « craie ».

    Une Mémoire pour l’oubli déploie ainsi un chant qui s’essaie, s’efface parfois, dont il s’agit de défendre la « lisière (30) ». C’est une œuvre transitoire qui prend acte de la violence de l’Histoire, de la difficulté de faire chant, mais résiste cependant « pour l’oubli » en semant les graines d’une parole poétique à venir :

Si j’avais à réunir une anthologie de mes poèmes, s’il m’était demandé d’être mon propre critique, j’affirmerais qu’après ma sortie de Beyrouth je me suis rapproché du rivage de la poésie. Contrairement à ce qu’on pense généralement, je considère que ma période beyrouthine fut ambiguë. À cause de la pression de la guerre civile principalement. À cause de la douleur aussi, des sentiments à fleur de peau, sans oublier le devoir d’élégie funèbre à la mémoire des amis qui mourraient littéralement dans mes bras. (31)

Article réalisé par Eva Monclus Baros (tous droits réservés @evabaros85). 
Pour citer cet article, contacter lesarmesmiraculeuses@gmail.com
Crédits photographiques @evabaros85

Notes : 


  1. Mahmoud Darwich, Une Mémoire pour l’oubli, traduit de l’arabe (Palestine), par Yves Gonzales-Quijano et Farouk Mardam-Bey, Arles, Actes Sud, Babel, 2007. Dans cet ouvrage, Mahmoud Darwich cite par exemple un extrait de La Somme historique, d’Ibn Al-Athîr, historien arabe du XIIIe siècle, où le savant recense les nombreuses versions connues du récit de la création du monde (ibid., p. 50) ; il évoque également Don Quichotte de Cervantès (ibid., p. 106), ou encore des extraits d’écrits bibliques, notamment Josué, VI, 16-26 (ibid., p. 86). L’exercice de la citation côtoie en d’autres lieux du texte celui de la réécriture : Mahmoud Darwich adapte un extrait du dictionnaire thématique d’Ibn Sida, savant andalou du XIe siècle (ibid., p. 42).
  2. Les noms de Homère, Eschyle, Euripide, Aristophane, Tolstoï (ibid.,p. 68), Karl Marx (ibid.,p. 58), Shakespeare (ibid.,p. 131), Cavafy (ibid.,p. 95) sont par exemple cités.
  3. Mahmoud Darwich, Une Mémoire pour l’oubli, ibid., p. 20.
  4. À ce sujet, voir l’article de Jihane Sfeir, « L’historiographie palestinienne entre histoire et mémoire », NAQD, 2014/2, Hors-série 3, pp.45-64.
  5. Mahmoud Darwich, La Palestine comme métaphore, Entretiens traduits de l’arabe par Elias Sanbar et de l’hébreu par Simone Bitton, Arles, Actes Sud, Babel, 2002, p. 25.
  6. Le poète indique quelques unes de ces étapes : « Je descends les marches de pierre de ce long escalier, au milieu des débris de verre. », in Une mémoire pour l’oubli, op. cit., p. 42 ;  « La rue. Sept heures. », in ibid., p. 47 ; « Je marche au beau milieu de la rue. », in ibid., p. 51) ; « Près de l’hôtel cavalier, j’ai regardé ma montre. Huit heures. », in ibid., p. 59 ; « Midi passé de plusieurs heures.», in ibid., p. 124 ; « Il est cinq heures de l’après-midi, ici. », in ibid., p. 129 ; « Où irai-je dans ce crépuscule ? Sous la lueur des avions et des explosions, mes pas me conduisent chez B. », in ibid., p. 165 ; « Je suis entré dans la nuit noire de la ville, lourd de fatigues et des cauchemars de l’éveil. », in ibid., p. 185.
  7. Mahmoud Darwich, Une Mémoire pour l’oubli, op. cit., p. 141: « Il y a des garanties. Des forces internationales viendront protéger les camps. Mais l’ambassadeur italien m’a confié hier quelque chose d’inquiétant. Il m’a dit que personne ne pouvait garantir que les Israéliens n’entreraient pas dans Beyrouth après notre départ. » ; Ibid., p. 185 : « Les fusées éclairantes lancées par les avions ouvraient grandes les ténèbres de la rue pour ces quelques pas que je me refusais à faire. »
  8. Ibid., p. 31.
  9. « Comment êtes-vous venu à la poésie ? Je ne sais pas. J’ai essayé une fois de voir ce qui, dans mon éducation familiale, pouvait me rapprocher de la poésie. J’ai pensé à ma mère. Elle détestait les mariages et n’y assistait jamais. Mais elle ne manquait aucun enterrement. Je l’ai entendue une fois se lamenter lors de funérailles. je l’ai entendue prononcer des paroles qui étaient pure poésie. Si l’on pense que la poésie a des origines héréditaires, je dirai que les paroles et même les silences de ma mère sont le terreau de ma poésie. », Mahmoud Darwich, La Palestine comme métaphore, op. cit., pp. 19-20.
  10. Mahmoud Darwich, Une Mémoire pour l’oubli, op. cit., p. 8.
  11. Ibid., p. 9.
  12. Ibid., pp. 34-35.
  13. Ibid., pp. 63-64.
  14. Ce poème, dans sa traduction française, fut publié à titre posthume dans le recueil Nous choisirons Sophocle et autres poèmes, Mahmoud Darwich, traduit de l’arabe (Palestine) par Elias Sanbar, Actes Sud, Arles, 2011.
  15. Selon Khadhim Jihad Hassan, la rédaction de Une Mémoire pour l’oubli, et donc le recours à la prose, vient pallier le sentiment d’échec que nourrit le poète à l’égard de Éloge de l’ombre haute : « Qu’il « échoue » ou presque à dire, comme il l’aurait souhaité, l’invasion de Beyrouth en 1982 dans Éloge de l’ombre haute, long poème auquel, le sachant fragile ou déclamatoire, il donna le sous-titre de « Poème documentaire », que ce poème donc échoue ou presque, et voici que, peu après, Une Mémoire pour l’oubli se charge de dire l’invasion en un récit qui s’imposera comme un chef-d’œuvre», in « La splendide endurance », Europe, Paris, n° 1053-1054, Janvier-Février 2017, pp. 188-210.
  16. Mahmoud Darwich, Une Mémoire pour l’oubli, op. cit., p. 63.
  17. Ibid., p. 9.
  18. Ibid., p. 100.
  19. Ibid., p. 91.
  20. Ibid., p. 94.
  21. Ibid., p. 99.
  22. Ève de Dampierre-Noiray, « Mahmoud Darwich et le lieu de la langue », Op. cit., Revue des littératures et des arts, « Agrégation lettres 2017 », Centre de Recherche en Poétique, Histoire Littéraire et Linguistique, Université de Pau et des Pays de l’Adour. Url :https://revues.univ-pau.fr/opcit/143
  23. M. Darwich, La Terre nous est étroite et autres poèmes, traduit de l’arabe (Palestine) par Elias Sanbar, Gallimard, Poésie, Paris, 2000.
  24. Ève de Dampierre-Noiray, « Mahmoud Darwich et le lieu de la langue », op. cit.. Url: https://revues.univ-pau.fr/opcit/143
  25. La prose de Mahmoud Darwich fait partie intégrante de son oeuvre, et ne saurait être considérée comme un simple supplément à ses écrits poétiques ; outre des dizaines d’articles et d’entretiens, et Une Mémoire pour l’oubli, Mahmoud Darwich a composé deux textes en prose : Chroniques de la tristesse ordinaire (1976) et Présente absence (2006).
  26. Mahmoud Darwich, Une Mémoire pour l’oubli, op. cit., p. 163 : « Que Beyrouth soit ce qu’elle veut être, elle m’oubliera pour que je l’oublie/ L’oublierai-je ? Ah si seulement, si seulement !/Je peux maintenant faire revenir de moi mon pays. Si seulement je connaissais ce que je désire/ Si seulement/ Si seulement »
  27. Ibid., p. 101.
  28. Ibid., pp. 64-67.
  29. Ibid., pp. 153-154.
  30. Ibid., p. 54 : « Défendez la lisière du chant, comme vous le faites contre ce qui déchire le cœur dans cette terre étroite, étroite comme un horizon sans fenêtre ».
  31. Mahmoud Darwich, La Palestine comme métaphore, op. cit., p. 56.

 

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