« Dernier Amour » – Nouvelle de Sylvain Somprou

J’ouvre une boîte poussiéreuse dans l’obscurité close d’un trop grand grenier. C’est la sensation du premier regard qu’on tient sur le monde, gravissant du ciel à la terre une échelle en fleur, qui me murmure le conte du passé. Je réalise que du premier au dernier, les jours sont les seuls à ne jamais vieillir. La naissance et la mort sont des jumelles inavouées.

Je tombe sur les photos d’une gamine aux cheveux bouclés. C’est moi recevant le don de l’enfance. Le temps n’agit jamais sur l’aventure, qu’on regarde nos pieds soulever un nuage de gravier, ou un rayon transpercer un nuage d’où l’on espérait voir la pluie tomber, on bute toujours sur quelque chose d’incroyable. Cette photo de classe me fait sentir l’instant, le présent, sur tous les points de mes sens : odorat, ouïe, vue, toucher, goût, amour. L’instant d’un après-midi bien particulier, qui faisait sa boucle sur les jours de l’été. Nous étions sept innocents sur cette photo, sept amis sans prétention, faisant provisions du feu de la vie en l’oubliant aussitôt qu’il nous brûlait. Daniel, Luc, Raphaël, Salomé, Samuel, Théâ et moi. Je me souviens de ma mère qui me disait de ne pas trouer ma robe, que nous étions si jolies ensemble, si bien qu’avec elle seule, je les avais toutes. Les matins d’été n’étaient pas gais. J’observais les pies et les geais gonfler leurs poitrines, avec l’air sur lequel leurs ailes ont seules l’aisance de s’appuyer. J’étais derrière les vitres, privée du droit de participer au monde, en attendant le retour de ma mère. Mes parents ne prenaient pas de vacances en été.

Les matinées sont trop longues pour les gamins, l’effet du temps n’a pas d’emprise sur nos têtes blondes. On voit les secondes comme des mois, les heures comme des siècles, et puis tout s’efface, en un battement de cœur. L’ennui passe comme il vient, entre les souffles du temps. De ces matinées, j’étais toujours attristée. Mais après le repas, je savais que j’entendrai sonner quatre fois le vélo de Raphaël. Les vibrations dans l’air me consolaient de tout, syllabes d’or entre deux domaines de lumière : mon jardin et la rivière. À peine le dernier coup de sonnette avait fini de s’échapper, que j’étais déjà dehors en train d’enfourcher mon vélo. Nous partions alors sur le béton brûlant, luisant de mille éclats blancs, une dalle de noir supportant la vérité, en direction de la maison de Salomé. Nous devions aller la chercher, car j’étais son carrosse, je la transportais sur mon guidon, comme la paix à l’avant d’un char furieux. Nos parents s’accordaient à dire que nous étions les deux voies de Dieu, l’ange et le démon, les mains qui se nouent pour offrir l’ivresse à la vie.

Les longs cheveux blonds de Salomé avaient l’odeur mandarine, sous les doigts du vent ils caressaient mon visage avec la douceur d’un trait de peintre. Caresse qui résume toute ma vie. Enfant, le monde n’est pas visible qu’à travers les yeux, il est vu de tous les membres, de tous les côtés, de tous les sourires, peut-être qu’il est source de joie car encore invisible. La grande vie est infantile, et elle est cirque de bonté.

Nous devions parcourir environ deux kilomètres avant d’arriver à notre rivière. Le plus souvent, Luc, Daniel, Samuel et Théâ étaient déjà sur place, se soûlant de nos soleils, fils déshérités des lunes. Samuel ne parlait jamais beaucoup, il avait reçu ce calme patient de celui qui écoute, comme attendant un mot seul qui aurait pu dire l’infini. Ce jour-là, il s’était déjà adonné à notre passe-temps divin : la traversée de la rivière. Il fallait rejoindre l’autre berge, voir les champs qui nous faisaient oublier l’horizon, sur les bords d’un monde que l’on ne s’imaginait pas. Il aura fallu que j’y repense, maintenant, pour avoir conscience que notre monde était alors plus vaste encore que l’univers. C’était l’un des premiers jours qui vous mord. Pour moi c’était sous les rayons de juin. En ces débuts d’été où tout doit commencer, mais où tout paraît déjà fini. C’est un moment sans bannière, qui ne doit pas plus un début qu’une fin. Luc était allongé dans l’herbe et donnait à Théâ certains secrets du monde, il apportait sa lumière ruisselante à notre insouciance, nous pensions qu’il savait tout. Daniel, lui, était en train de glisser sur les galets recouverts de mousse, noyés dans l’eau. Il était comme volant, sans un pied sur terre, toujours avec justesse à la place qu’il devait prendre. Réunis, nous formions un tout apaisant, duquel nous ne pouvions pas nous passer. C’est souvent dans un tel groupe qu’on ne sent plus ni nuit ni jour. C’est souvent là qu’on grandit.

Ce jour précis il y avait quelqu’un de plus dans notre coin de rivière. Un garçon frêle, assis en câlinant ses genoux, qui regardait plus loin que le vide. Il avait un regard nomade, perdu, absent, et pourtant grave, tout aussi doux que violent. Il avait l’air attentif, comme si des voix lui parlaient par-dessus la tête. C’était un inconnu qui le sera sûrement pour toujours. Pendant plus d’une heure je l’observais du coin de l’œil, batifolant toujours entre les berges, m’esclaffant sans plus de raisons que le monde. Tout avait des airs d’orage heureux, d’orage cyan, comme le son d’un ange. À cet âge, même notre corps n’a pas la notion du désir, mais tout m’aspirait vers ce garçon, c’est là l’adresse des yeux d’enfants. Cette heure de voyeurisme dolent je l’ai sentie tomber, soumise à son propre vertige, et s’inscrire ainsi dans sa noyade sur la toile de l’infini. Elle n’a plus jamais glissé de moi, prisonnière avec les autres, de nos premières, qui ne sont toujours que nos dernières fois.

Des discussions muettes, faites de gestes, de mimiques, de regards loquaces, s’échangeaient entre les camarades de notre boucle. Le sujet principal était bien sûr l’inconnu, tantôt raillé, tantôt sublimé, mais toujours intrigue d’un espace à peine perturbé. Les avis étaient partagés. Moi, j’ai pris mes jambes et j’ai couru vers lui, et je l’ai bien fait. Pourtant il n’a esquissé ni un regard ni un mouvement. La folie des enfants s’enlace parfois au calme d’un désert. Je me souviens m’être arrêtée juste à côté de lui, la tête penchée, sans dire un mot, mais avec un sourire qui demandait si je pouvais m’asseoir. Son visage s’est tourné vers moi, est allé de bas en haut, il avait dit oui, alors je me suis assise en ramenant ma robe sur mes genoux. C’est avec cette vue que je me souviens de la rivière aujourd’hui. Peut-être une fracture que j’étais alors incapable de sentir, mais qui a laissé l’air du temps s’infiltrer dans mes veines. Je me souviens de ce sentiment opaque, celui de ne pas comprendre où je regardais, en sentant pourtant la clarté faire s’évaporer mes pupilles enfantines. Il a dit “Anaël”. Je l’ai regardé, avec les yeux d’une question, il a dit “Anaël, c’est mon prénom”. Je lui ai répondu : “Gabrielle”. “Pourquoi tu arrêtes de jouer Gabrielle ?”, je me le demande encore. On accoutume nos grâces à souffrir ce que nous sommes, alors jamais je ne réponds à la question. Quand on ne sait rien, le silence vaut tous les discours. Comme pour le mauvais théâtre le vide vaut tous les décors. Je me souviens de sa voix comme un bémol, emplissant toute ma dimension. Il me racontait sa brève histoire, qui ne suscitait pas une question. C’était une histoire sans faille, pleine, qui ne demandait pas plus de détails qu’il ne lui en prêtait. C’était comme si on demandait à Dieu pourquoi la vie, lui-même ne saurait répondre qu’une histoire concise mais claire, ne sachant pas lui-même pourquoi il vit. Je n’ai pas de notion de temps pour notre discussion, elle a tout aussi bien pu durer cinq minutes ou deux heures. Un tel détail est dérisoire. Il restait encore quelques traces du jour au-dessus des cimes, un jour allongé derrière les troncs noirs, et en bas un arc-en-ciel mourant sur le clapotis de l’eau. C’était là le jour pour croire à l’éternité. Salomé a crié qu’il fallait rentrer, j’ai dit au revoir à Anaël qui m’a serré la main. C’était la dernière fois que je le croisais, et il est le seul avec qui je discute encore.

Je venais de revivre ma première jeunesse, sur les lattes d’un grenier poussiéreux. J’ai plié la photo en quatre et l’ai glissée dans mon portefeuille. J’ai refermé la boîte, comme si je lui demandais de garder un secret. Depuis je me sens légère comme un merle. La maison de maman n’avait pas changé, elle était vide c’est tout. Mais je souriais, laissant mes yeux tristes aux miroirs que je ne regardais plus. J’avais compris beaucoup en trop peu de temps. Un éboulement qui résonne, dont on s’éloigne, l’entendant de moins en moins, sans le voir, on sait toujours qu’il est là. Je n’ai jamais dû être adulte, parce que personne ne rêve en un battement de cil, sauf les enfants.

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