« Le martyre amoureux : les Stances d’Agrippa d’Aubigné »
« C’est le délire même de l’amour qui se détruit par sa propre violence / Et voue au désespoir notre volonté », écrivait Shakespeare dans Hamlet. La conception de l’amour à la fin du XVIe siècle est extrêmement sombre, s’opposant à la vision pétrarquiste, selon laquelle l’amour terrestre permettrait d’atteindre graduellement l’amour divin. À la fin du siècle, l’amour profane chanté par les poètes a perdu sa dimension sacrée, n’apportant rien de plus qu’une souffrance infinie. Les poètes néo pétrarquistes, loin de rechercher une forme de transcendance, se replient sur l’expression narcissique de la douleur, au détriment de l’éloge de la femme et de la célébration de l’amour. La poésie met en scène dans un décor macabre le désespoir de l’amant, qui peut aller jusqu’à la folie, voire jusqu’au suicide.
Cette représentation de l’amour s’inscrit dans un contexte troublé. La Renaissance est en crise et la confiance en l’homme s’étiole face à l’omniprésence de la mort et à la perte de certains repères. La découverte encore récente du Nouveau Monde, ainsi que les théories de Copernic, ont bouleversé un monde chrétien qui reposait sur une représentation stable de l’univers. L’homme se retrouve soudain face à un espace infini qui introduit un sentiment d’instabilité et d’angoisse existentielle. La France est en outre en proie aux guerres de religion, qui instaurent une atmosphère de cruauté où les massacres, la famine et la maladie sont quotidiens. Ces circonstances produisent un sentiment de solitude et de désespoir face à un monde devenu incompréhensible dont Dieu semble s’être éloigné, livrant l’homme à lui-même.
Si les poètes de la fin du XVIe siècle sont fortement influencés par ce contexte sanglant, Agrippa d’Aubigné l’est d’autant plus qu’il se trouve mêlé dès son plus jeune âge aux conflits religieux. Ce poète-soldat, écuyer d’Henri de Navarre, est un fervent protestant qui combat ses idéaux aussi bien avec la plume qu’avec les armes. Même sa poésie amoureuse n’échappe pas à l’imaginaire tourmenté du poète. L’on retrouve ainsi sa violence guerrière dans les Stances, bien que ce recueil illustre une autre guerre : celle de l’amour. Les Stances sont le troisième volume d’un recueil plus vaste intitulé Le Printemps, auquel le poète a travaillé tout au long de sa vie, de 1570 à sa mort en 1630, bien que le texte ne fût publié qu’au XIXe siècle. Ce recueil s’ancre dans un épisode autobiographique, celui de la rencontre avec Diane Salviati, qui n’est autre que la nièce de la Cassandre de Ronsard. À partir de son amour pour la jeune fille, d’Aubigné construit la figure d’un amant tragique, en posture de martyr face une dame tour à tour froide et cruelle, voire sanguinaire. La majorité des vingt-deux Stances sont marquées par l’excès, mettant en scène la fureur véhémente d’un amant désespéré qui ne cherche plus à transcender son amour mais qui, au contraire, se complaît dans l’expression de sa souffrance, qui n’a d’autre issue que la mort.
Cependant, si l’amour ne présente pas d’ascension spirituelle, cela signifie-t-il pour autant que toute forme de sacré soit absente des poèmes ? La spiritualité ne revient-elle pas d’une autre manière ?
Les Stances témoignent de la déspiritualisation de la poésie amoureuse. Loin d’élever l’amant vers la perfection divine, l’amour n’offre aucune échappée métaphysique. Les sentiments sont réduits à leur stérilité, à leur concrétude. Cela mène le poète à une représentation macabre de la souffrance amoureuse. D’où l’omniprésence, dans les Stances, des images d’os et de squelettes, qui offrent une vision concrète de la mort. La représentation de cette dernière, loin d’être associée à un au-delà qui offrirait un amour parfait, s’applique à souligner la vanité du monde et de l’homme. Dans la première stance, l’amant désespéré se retire dans un lieu sauvage et solitaire, au décor macabre : « Le lieu de mon repos est une chambre peinte / De mil os blanchissans et de testes de mortz » (St. I, v. 49-50). L’isotopie du /squelette/ et la répétition du terme « os » tout au long du recueil soulignent une fascination pour le macabre qui est le propre de la fin du XVIe siècle. Cette période recherche en effet une « évocation de la mort réaliste et vraie », voire « la présence du cadavre lui-même » (Philippe Ariès, Essais sur l’histoire de la mort en Occident). Les fragments de squelettes matérialisent le désespoir et le sentiment de finitude de l’existence car le rejet de son amour renvoie le poète à sa propre mort. Comme le souligne Philippe Ariès, l’homme, à l’époque, « identifiait son impuissance à sa destruction physique, à sa mort. Il se voyait en même temps raté et mort, raté parce que mortel et porteur de mort. Les images de la décomposition et de la maladie, traduisent avec conviction un rapprochement nouveau entre les menaces de la décomposition et la fragilité de nos ambitions et de nos attachements » (Philippe Ariès, op. cit., p. 110). Le poème se fait alors écho des vanités, rappelant à l’homme le caractère éphémère des choses terrestres. En témoigne l’image de la peinture dans la citation des Stances que nous venons de lire (« chambre peinte »). Cette association de l’amour et de la mort atteint son apogée dans la stance XIX, écrite au moment de la mort de Diane, qui met en scène la douleur de l’amant dans un cimetière. Le poète, hanté par le souvenir de sa bien-aimée, tente de retrouver son visage parmi les ossements : « Diane, où sont les traitz de ceste belle face ? ». Cela n’est pas sans rappeler le cimetière d’Hamlet, où le prince danois, tenant dans ses mains le crâne de celui qui fut le bouffon de la Cour, essaye de reconnaître en lui les traits de celui qui l’avait fait rire pendant son enfance :
« Où sont vos railleries maintenant, vos cabrioles, vos chansons ? […] Et maintenant, allez voir ma Dame dans sa chambre et dites-lui qu’elle peut bien se barbouiller d’un pouce de fard, c’est à cette figure qu’il lui faudra en venir »
(William Shakespeare, Hamlet, traduction de François Maguin).
Le crâne d’Hamlet, tout comme les ossements des Stances, s’ancre dans un contexte où l’homme a un sentiment aigu de la finitude des choses, en raison de l’omniprésence de la mort liée au contexte social et politique. Les squelettes ont une fonction de memento mori, fonctionnant comme rappel que la vie est éphémère et que chaque personne devrait se préparer au Jugement Dernier. L’évocation de la beauté de la dame renforce d’autant plus le sentiment d’absurdité de la condition humaine que cette beauté en apparence immortelle retourne à la poussière, devenant méconnaissable.
Cependant, contrairement à ce que l’on peut trouver chez certains auteurs baroques, comme Jean de Sponde ou John Donne, cette constatation de la finitude de toutes choses et de la vanité de l’homme n’incite pas l’amant à se tourner vers le salut ni à aspirer à un au-delà. Si l’amant des Stances désire la mort, c’est uniquement dans le but de mettre fin à ses souffrances. Il met ainsi en scène à plusieurs reprises sa propre mort. Le thème du suicide amoureux est fréquent au XVIe siècle, qui imite souvent l’Idylle du pseudo-Théocrite. La Stance XVI reprend cette thématique. Le suicide y apparaît comme l’aboutissement de la fureur amoureuse : comme l’amour n’offre aucune échappée, réduisant l’amant à un désespoir insurmontable, la mort devient la seule issue possible. D’où l’injonction à la mort : « Haste toy, douce mort, fin d’un’ amere vie » (St. XVI, v. 58) : l’antithèse souligne bien le repos espéré en opposition à une vie de souffrances. La mort est une conséquence presque logique de l’amour, présentée comme « la severe sentence / Qui fut l’amere fin d’une longue esperance » (St. XVI, v. 49-50).
Mais la délivrance ne va pas de soi : contrairement à Jean de Sponde qui, dans ses Stances de la mort, prône la destruction du corps comme nécessité pour le salut de l’âme et qui oppose la corruption terrestre à la perfection divine, l’esprit de l’amant des Stances ne s’élève pas vers les cieux après sa mort, mais continue à « soupirer » et à « être amoureux » (St. XVI, v. 48). La souffrance amoureuse est éternelle ; aucun rachat n’est rendu possible par la mort de l’amant, qui n’est nullement préoccupé par son salut. C’est dans ce sens que l’on peut interpréter l’épitaphe de l’amant à la fin de la première stance : au « rayon doré » du « blond Apollon », il préfère l’obscurité de « [s]a grotte sans jour ». Or, les ténèbres « sont synonymes de l’absence de Dieu dans le chaos, puisque la première création [fut] celle de la lumière » (Catherine Salles, L’Ancien Testament).
Cette attirance pour l’obscurité matérialise la complaisance de l’amant dans son désespoir. Dans la première stance, il se retire dans des lieux sauvages, voire sinistres, au cœur d’un décor bucolique extrêmement sombre, s’abandonnant à sa douleur parmi « les umbres » des bois, les « estans noirs remplis d’aspiz » et les « ours et lezardes sauvages ». Le topos de la recherche d’un lieu reculé pour y célébrer sa souffrance est associé à l’image de l’ermite.
Le thème de l’ermite est à la mode dans la poésie amoureuse de la fin du XVIe, notamment chez Philippe Desportes. Dans ces poèmes, l’amant désespéré aspire à la solitude et à la vie rude de l’ermite. L’ermite, du grec eremos qui signifie « désert » est un homme « épris d’ascèse et de pureté » qui se « retire dans le désert » pour servir Dieu « principalement par le culte liturgique » (Pierre Chavot et Jean Potin, L’ABCdaire du Christianisme) mais hors du cadre ecclésiastique. Or, sur le plan symbolique, la forêt où se réfugie le poète est un désert. Elle s’oppose au monde social et civilisé, qui est clos tandis que la forêt est infinie, sans limite, hors du monde et définie par l’absence de tout être. Elle est ainsi propice à l’épanchement du désespoir. Ce dernier est caractérisé par un rejet catégorique du monde qui ne partage pas ses souffrances, comme l’exprime d’Aubigné dans la première stance : « Ha ! bien heureux espritz, cessez, je me contente, […] / Fuiez au loin de moi, et que je me tormente / Sans troubler importun de pleurs vostre repos ! » (St. I, v. 17-19). Il s’agit de rejeter toute joie, de fuir tous les plaisirs et donc de chasser les gens heureux. Le repère du poète devient alors une sorte de sanctuaire où sont appelés les amoureux malheureux : « Viennent ceux qui vouldront me ressembler de vie, / Pourveu que l’amour soit cause de leur tourment » (st. I, v. 55-56). Le poète semble vouloir faire de son ermitage un lieu de recueillement collectif dont il serait le maître spirituel, ce qui évoque l’idée d’une communauté monastique.
Dans ces lieux de recueillement, l’ermite se consacre non pas à l’adoration de Dieu mais à la célébration du désespoir amoureux. Il s’adonne ainsi à une sorte de cérémonie religieuse :
Je mire en adorant dans une anathomye
Le portrait de Diane, entre les os, afin
Que voyant sa beauté ma fortune ennemie
L’environne partout de ma cruelle fin » (st. I, v. 57-60)
En plaçant le portrait de la femme dans une « anathomye », c’est-à-dire dans un squelette, le poète « matérialise […] totalement l’image de la beauté qui tue » (Henri Weber). Le contre-rejet du deuxième vers va dans ce sens en imitant une transgression, un débordement de la mort sur la vie. En insistant sur la présence des os qui entourent le visage aimé et qui sont là pour rappeler à l’amant sa « cruelle fin », le poète immortalise la femme mais cette dernière n’est valorisée que par rapport à la souffrance dont elle est la cause : il s’agit de mettre en valeur la dame pour mieux se représenter en martyr. Ces images concrètes évoquent une présence presque charnelle de la mort, qui symbolise le désespoir de l’amant ainsi que le sentiment que sa fin est proche. Le verbe « adorer » va dans le sens de l’image du culte, évoquant l’adoration masochiste d’une souffrance qui ne fait qu’une avec la mort.
Ce culte s’inscrit dans un itinéraire pénitentiel destiné à se punir de son amour. Le poète revêt ainsi l’habit de cendre du pénitent : « un gris envieux, un tané de tristesse / Couvriront sans façon mon corps plein de sueurs » (st. I, v. 81-82). Il exprime le désir de châtier les différentes parties de son corps qui ont servi la cause de l’amour, ce qui s’inscrit dans le prolongement du thème de l’ermite. Cette violence envers son propre corps met en place chez d’Aubigné une véritable imagerie de la mortification. Il s’agit de mener une vie rude, de fuir tout confort, voire de ressentir de la jouissance dans la douleur, comme le suggèrent les vers suivants, où le poète regrette que son corps s’habitue trop vite à la rigueur qu’il lui a imposé : « Jamais le pied qui fit les premieres approches / Dans le piège d’amour ne marchera aussi / De carreau plus poly que ses hideuses roches / Ou à mon gré trop tost il s’est reendurcy » (st. I, v. 69-72).
Cette substitution des registres sacré et profane s’accompagne d’un détournement du vocabulaire religieux. Ainsi, le poète, dans la stance XI présente des excuses à la femme pour une offense, en employant des termes chrétiens, tels ceux de « peché », de « penitence » et de « repentance », ainsi que ceux de « grace » et de « pardon »: le poète s’inflige une pénitence non pour une offense envers Dieu mais envers la femme, ce qui va dans le sens d’une sanctification de la souffrance amoureuse.
Figure du recueillement et de la dévotion, l’ermite est toutefois fondamentalement ambigu. Vivant à la frontière du monde humain, il est en marge de l’ordre social. Hors de la hiérarchie ecclésiastique, il représente une sorte d’ordre alternatif qui est au contact de la nature, incarnant une sorte de médiation entre le culturel et le naturel, à la fois humain et proche du monde sauvage. Le retrait de l’ermite et sa solitude ont fait de lui une figure emblématique de la mélancolie. Les ermites sont en effet les plus exposés, selon les Pères du désert, aux dangers de l’acedia, qui est un mal spirituel, un sentiment de dépression chez les religieux isolés, les détournant du salut. Or, le Christianisme a associé l’acedia au démon car le mélancolique est une proie facile pour le Diable, qui, lui-même de couleur sombre, pouvait, croyait-on, se dissimuler dans la bile noire de la mélancolie, qui était l’une des quatre humeurs du corps humain dans la conception médicale héritée des Anciens. En outre, Pierre le Loyer dans son Discours des spectres ou visions et apparitions d’esprits (1608, IV, chap. VII, p. 305), souligne la fragilité des désespérés face à la tentation : « Il n’y a gueres de personnes que le Diable accoste plus facilement que les desesperez. Ces gens icy n’ayant plus de fiance en Dieu, se fient au Diable».
La tentation du démon se rattache au thème de l’ermite dans la poésie de la fin du XVIe siècle, comme l’on peut le voir dans L’Hermitage de Claude de Trellon. Le poète des Stances n’échappe pas à la visite du Diable, étant une victime idéale par son désespoir comme par sa solitude : « Il reste qu’un demon congnoissant ma misere / Me vienne un jour trouver aux plus sombres forestz / M’essayant, me tantant pour que je desespere » (st. I, v. 153- 155). Le poète énumère toutes les tentatives du démon pour le faire céder, mais son mépris pour le monde et ses richesses le sauvera, tandis qu’il résistera à la promesse d’obtenir sa maîtresse. La résistance et la fermeté du malheureux face à la tentation font de lui une figure christique, cet épisode s’inspirant de la tentation du Christ au désert.
La représentation du Christ est en vogue à la fin du XVIe siècle. Le Concile de Trente, qui promeut un art ostentatoire, impressionnant, afin de regagner les consciences, favorise une piété affective et met à l’honneur une théologie des plaies du Christ. L’on assiste alors à de nombreuses représentations du Christ sur sa croix, que cela soit dans la poésie ou dans la peinture. La figure du Christ et celle de l’amant sont même parfois confondues. La poésie mystique du XVIIe siècle représente ainsi Jésus sur sa croix comme un amant souffrant d’amour. En outre, la passion du Christ illustre une certaine conception de l’Homme, comme l’explique Didier Souiller dans La Littérature baroque en Europe :
« L’époque se complaît à représenter la passion du Christ au jardin des Oliviers : c’est un thème pictural fréquent et une source de méditation constante, car, en cet instant, le fils de Dieu symbolise toutes les misères et les angoisses de la condition humaine, manifestations de la colère de Dieu ».
Les Stances d’Agrippa d’Aubigné font écho à cette mode et mettent en scène une logique sacrificielle où le poète se représente en martyr. L’on assiste à une sorte de rite où l’amant s’offre comme victime pour apaiser la colère d’une déesse tyrannique et sanguinaire : « Je ne me plaindrois pas, si ma mort pouvait faire / Au prix d’un sacrifice esteindre sa cholere / Et un peu l’apaiser » (st. XVI, v. 25-27).
Le poète ne se contente pas d’évoquer sa mort prochaine, il la met aussi en scène. Ainsi, la stance VI offre le spectacle de l’ouverture d’un « estomac-autel » (Gisèle Mathieu-Castellani, Agrippa d’Aubigné, le corps de Jézabel) dont la description sanglante matérialise la douleur causée par l’amour. Cette femme à laquelle l’amant s’offre en sacrifice est présentée d’une part comme une figure autoritaire, impitoyable, dont « la main » est « tainte » du « sang » de l’amant (st. IV, v. 17-18), d’autre part comme une dame lointaine, indifférente, l’ayant abandonné à son sort : « Tu es loin de pitié et plus loin de ma mort » (st. III, v. 95).
Affichant la volonté de se sacrifier pour apaiser la colère de la dame, le poète présente aussi sa mort comme un exemple afin que d’autres ne tombent pas dans le piège de l’amour : « Di encores à ceux qu’une chaleur nouvelle / Embraze d’amitié, que sages en mes frais / Ils facent leur proffit des plumes de mon esle » (st. IV, v. 43-45) : le sacrifice de cet amant tragique permettrait de mettre en garde contre l’amour, qui est source de tourments. L’amant se sacrifie en quelque sorte pour sauver l’humanité, ce qui fait de lui une figure christique.
L’amant des Stances, torturé par un amour qui ne mène qu’à la mort, peut être assimilé au Christ sur sa croix. Dans un entre-deux entre la vie et la mort, ses souffrances psychologiques deviennent physiques, renforcées par l’isotopie de la /torture/ qui parcourt toutes les stances : les termes « souffrir », « torment », « torture » et, surtout, « martyre » ponctuent le recueil. Ainsi, dans la première stance, l’amant torturé affirme que « le mourir finira [s]on souffrir, / Quant de [le] tormenter la fortune assouvie / Vouldra [s]es maulx et [s]a vie finir » (st I, v. 182-184). Tel un supplicié, l’amant torturé par son amour fait appel à la mort pour mettre fin à ses souffrances.
L’image récurrente du sang de l’amant martyrisé renvoie aux nombreuses représentations du Christ sur sa croix où l’écoulement du sang est mis en valeur. Ce rouge pourpre « qui résume les souffrances et les tortures de l’amour » (Le Printemps, op. cit., préface p. 19) est omniprésent : d’Aubigné parle de la « rouge arrogance » de la dame, des « rouges destins », et favorise les images où le sang coule à flots, comme dans la stance XVI : « Frape doncq, il est temps, ma dextre, que tu face / Flotter mon sang fumeux, bouillonnant par la place / Soubz le cors roidissant » (st. XVI, v. 55-57). Ce geste est fréquemment évoqué par les contemporains de d’Aubigné, notamment par Desportes et Clovis Hesteau de Nuysement. Cependant, l’image a plus de force chez notre poète, qui se voit déjà en cadavre. Ses évocations extrêmement réalistes sont à mettre en relation avec l’expérience de soldat de d’Aubigné : il emprunte directement ses images sanglantes aux horreurs de la guerre, d’où l’impression de réalisme qui en ressort.
La poésie retrouve ainsi une dimension spirituelle non plus à travers la femme mais à travers l’amant qui se présente comme un ermite ou comme une figure christique. La spiritualité, qui avait disparu pour laisser place à l’expression de la souffrance, réapparaît justement dans cette souffrance elle-même, qui permet finalement d’atteindre une forme de sacré. La douleur causée par l’amour fait du poète un être d’exception, rejoignant la conception biblique selon laquelle la souffrance est marque d’élection divine. Ce recueil peut être apparenté à la plainte de Job, qui est l’incarnation de la souffrance absurde de l’homme et qui proteste au nom de son innocence. Ainsi, le poète, comme Job, affirme, au cœur de son désespoir, qu’il « souffre innocemment » (st. V, v. 2). Comme le Christ sur sa croix, l’amant à l’agonie, torturé par sa blessure d’amour, appelle en vain une femme lointaine qui l’a abandonné.
Références des oeuvres citées :
- Philippe Ariès, Essais sur l’histoire de la mort en Occident, Éditons du Seuil, coll. « Points histoire », 1975, p. 105.
- William Shakespeare, Hamlet, traduction de François Maguin, Flammarion, coll. « GF-Flammarion », 1999, acte V, scène 1, p. 371.
- Catherine Salles, L’Ancien Testament, Paris, Belin, «Collection Sujets », 1993, p. 176.
- Pierre Chavot et Jean Potin, L’ABCdaire du Christianisme, Paris, Flammarion, 2004, p. 82.
- Agrippa d’Aubigné, Le Printemps, Montpellier, Presses Universitaires de France, édition commentée par Henri Weber, note 12 p. 175.
- Didier Souiller, La Littérature baroque en Europe, Paris, Presses Universitaires de France, coll. « Littératures modernes », 1988, p. 36.
- Gisèle Mathieu-Castellani, Agrippa d’Aubigné, le corps de Jézabel, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Le Texte Rêve », 1991, p. 69.
Cette communication a été faite par Clémentine TRIGEAU dans le cadre de l'après-midi d'étude sur "Le désespoir amoureux", organisée par les étudiants en Master 1 études littéraires de l'Université Bordeaux Montaigne: http://heyevent.com/event/iqaz4caou2wfua/journee-detude-le-desespoir-amoureux-organisee-par-le-master-recherche-en-etudes-litteraires. Tous droits réservés: Clémentine Trigeau. Image : photo personnelle de l'auteur, L'Erection de la croix de Pierre -Paul Rubens (1610-1611), Cathédrale Notre-Dame, Anvers(Belgique), oeuvre disponible sur Wikicommon @http://commons.wikimedia.org/wiki/Category:The_Raising_of_the_Cross_by_Rubens?uselang=fr#/media/File:Peter_Paul_Rubens_068.jpg