Lorsque l’on pense à l’écrivain roumain Emil Michel Cioran, c’est non pas ses divagations sur l’amour, mais davantage celles qui ont trait au désespoir, qui retiennent l’attention du lecteur. Il est vrai que la majorité de ses écrits convoquent directement ce sentiment. Lui-même l’a revendiqué dans ses cahiers, ainsi que dans ses entretiens : sa volonté d’écrire est principalement issue du désespoir, de cet état d’abattement extrême dont on ne peut que provisoirement s’extirper. En somme c’est peu ou prou au désespoir que Cioran doit toute son inspiration. Cioran est un classique du désespoir.
Dès lors comment intégrer Cioran, auteur fragmentiste, au regard féroce et lucide, au style lapidaire et laconique dont l’œuvre n’est constituée d’aucun vers, dans le cadre d’un tel colloque ayant pour thématique le désespoir amoureux. L’écriture de Cioran échappe à tout débordement, à toute exaltation, à toute plainte amoureuse, et même si on décèle un certain lyrisme, voire une explosion lyrique par instants – dans ses premiers écrits en langue roumaine- on ne peut pas dire que Cioran soit le mieux placé pour évoquer le désespoir amoureux. Pourtant il suffit d’ouvrir quelques-uns de ses recueils d’aphorismes pour constater que Cioran, contre toute apparence et malgré une fréquentation assidue des maisons de tolérance, fournit quelques points intéressants sur la thématique de l’amour et, à plus forte raison, du désespoir amoureux.
Au préalable nous pouvons brièvement distinguer les trois degrés de l’amour : Eros (Désir), Philia (Charité) et Agapè (Amitié) – ces termes devraient faire l’objet d’une définition plus pointue mais le temps nous fait défaut. La première forme d’amour, à savoir « Philia », est battue en brèche par Cioran – l’amour chrétien ou l’amour du prochain est une chose impensable pour lui[1]. En revanche lorsqu’il parle d’amitié, Cioran est plus mesuré. Il dit qu’elle est « une source inépuisable de désappointement et de rage, et par là de surprises fécondes dont il serait déraisonnable de vouloir se passer. »[2] Ceci étant, dans le cadre de notre séminaire, c’est évidemment l’amour compris au sens d’Eros dont nous devons nous soucier. Le regard que Cioran porte sur cette façon d’aimer est extrêmement nuancé. Il oscille entre attrait et dégoût, entre froide admiration et mépris. Cioran est tiraillé face à ce phénomène équivoque, extraordinaire et banal qui relève à la fois du profane et du sacré.
Après une lecture dense mais probablement insuffisante, je me suis autorisé à sélectionner plusieurs fragments directement liés à l’objet de notre séminaire que je tâcherai de commenter du mieux qu’il m’est possible. Il ne s’agit pas dès lors d’effectuer une synthèse mais de fournir quelques perspectives sur l’amour à travers les fragments cioraniens.
L’amour comme instinct sexuel et comme soif d’immatérialité.
Avant de parler de Cioran, nous devrions nous arrêter quelques instants sur Schopenhauer et sa « métaphysique de l’amour» qui ont, tous deux, incontestablement influencé la pensée de l’écrivain roumain. « La métaphysique de l’amour », présent dans l’œuvre majeure du philosophe allemand Le Monde comme volonté et comme représentation, est un texte surtout célèbre pour son contenu provocateur et réducteur notamment au sujet de l’amour. En effet l’amour y est saisi comme la manifestation d’un instinct sexuel. Il est défini comme le simple jeu de la perpétuation de l’espèce. Chez Schopenhauer, d’ailleurs, il n’y a plus de désir ; l’amour relève d’un besoin quasi naturel et est le garant de l’espèce. Les hommes sont les dupes de la nature, y compris les poètes. A noter que dans son texte Schopenhauer s’en prend au topos du coup de foudre (« love at first sight ») où le célèbre premier regard se réduit à un vulgaire processus de sélection naturelle. Tout est lié à la préservation de l’espèce : « Un héros a honte de faire entendre des plaintes, sauf des plaintes d’amour ; ce n’est plus lui alors qui gémit, c’est l’espèce. » Texte provocateur qui démystifie, voire, anéantit tout l’idéal amoureux prôné par un Ovide, un Chrétien de Troyes, ou encore un Pétrarque. La conception amoureuse du philosophe allemand est exempte de toute sentimentalité et vidée de toute spiritualité – je vous renvoie à l’intégralité du texte pour de plus amples précisions.
Cioran a priori est du même avis. La section intitulée la « vitalité de l’amour » dans les Syllogismes de l’amertume s’apparente, dans une certaine mesure, au texte provocateur de Schopenhauer – Cioran dira dans l’un de ses aphorismes qu’il a été le mieux placer pour parler de l’amour avec Nietzsche alors que ces derniers n’ont fréquenté que des maisons closes.[3] Le titre est éminemment ironique, la vitalité de l’amour dont il parle, est comprise comme une tare et non pas comme une vertu ; tare d’où découle tous les malheurs de l’homme. En aimant, l’homme prouve son incapacité à être autre chose, à se défaire de ses origines adamiques. Il prouve son incapacité à rester indifférent aux choses. Homme infiniment homme, humain trop humain malgré la connaissance, malgré les avertissements (Pour Cioran la Genèse était la meilleure explication des malheurs de l’homme), il succombe au plaisir de la chair, à la tentation d’aimer, et donc à cette autre tentation, la procréation : « La diminution de la lucidité est signe de la vitalité de l’amour » [4]. Pour lui l’amour d’un être revient même à de l’idolâtrie et à plus forte raison, à une forme de fanatisme. On peut citer dans ce cas Nietzsche : « l’amour d’un seul être est barbarie car on l’exerce au dépend de tous les autres. L’amour de Dieu aussi.» [5] Cioran qui est à la recherche d’un homme pétri d’indifférence, de scepticisme, de cynisme, soit d’un Diogène des temps modernes, prolongera cette pensée dans le précis : « L’amour – humain ou divin – nivelle les êtres : aimer une garce ou aimer Dieu présuppose un même mouvement : dans les deux cas, vous suivez une impulsion de créature. Seul l’objet change ; mais quel intérêt présente-t-il, du moment qu’il n’est que prétexte au besoin d’adorer, et que Dieu est un exutoire parmi tant d’autres.» [6]
Au travers de cette section, nommée « la vitalité de l’amour », Cioran s’adonne à une mise à sac de l’idée d’amour qui est réduit à sa plus simple expression c’est-à-dire à un phénomène purement organique et biologique enchainé aux sécrétions glandulaires. L’amour verse plutôt du côté de la biologie que de la transcendance. L’amour, si tant est que l’on puisse nommer ce phénomène de la sorte, vient du bas. Le mot lui-même est un euphémisme, une coquetterie pour camoufler notre appartenance animale, comme on maquille nos odeurs corporelles à l’aide de divers parfums. Cet aphorisme résume, à peu de choses près, tout ce qui a été dit précédemment : « On déclare la guerre aux glandes, et on se prosterne devant les relents d’une pouffiasse… que peut l’orgueil contre la liturgie des odeurs, contre l’encens zoologique? » [7]
L’écrivain roumain désamorce tout eros, toute séduction, toute effusion sentimentale par le rire grinçant, le ricanement lucide. Le jeu de l’amour et du hasard ne marche plus lorsqu’il est accompagné d’une dose exagérée d’ironie et de lucidité. Dès lors que l’on commence à comprendre et à décomposer les rouages de ce jeu, on cesse d’y participer ou du moins non sans arrière-pensée. En somme l’homme commence poète et finit gynécologue. (Voir De la séduction de Baudrillard : « Le jeu est un système sans contradiction, sans négativité interne. C’est pourquoi on ne saurait en rire.» [8] )
Le seul moyen de réduire cette universelle duperie à néant, consisterait à « pouffer de rire en plein râle» [9] ou, en dernier ressort, à proscrire l’idée de corps. Dans ce cas de figure, il s’agirait d’un amour qui lorgnerait davantage du côté de l’adoration et donc de l’abstraction. C’est sans aucun doute à mettre en relation avec le traitement fait à la femme dans la poésie amoureuse que ce soit chez des poètes comme Pétrarque, Shakespeare, Desportes, d’Aubigné ou encore des poètes plus modernes comme Paul Eluard. La femme n’intervient pas comme individualité, elle est comprise comme une pure abstraction. Cette absence d’individuation de la femme permet ainsi au poète d’apaiser ou de nourrir son désir d’immatérialité, son penchant pour l’illusion. (Elle est dépossédée de son identité propre.) Nous ne sommes d’ailleurs même plus dans l’amour mais dans l’adoration, dans l’idolâtrie, forme dégénérée de l’amour qui illustre mes propos :
La femme victime de notre soif d’immatérialité peut se considérer, à juste titre, comme malheureuse en amour […] Elle ne comprendra jamais pourquoi l’adoration rend sa présence aussi vaine que son absence. Elle n’a plus besoin d’être ou de savoir. En quoi pourrait-elle contenter ou adoucir ce besoin d’absolu égaré dans l’Eros ? Dans l’adoration, elle n’existe que dans la mesure où elle n’est pas – comme prétexte à notre goût pour l’irréalité suprême […] [10]
Mais l’idée d’amour, tout du moins chez Cioran, ne peut se borner à un simple processus biologique, à une simple « présence épidermique» [11] ou bien encore à une intarissable soif d’immatérialité. Il est nécessaire de faire preuve de nuances puisque c’est, sans conteste, l’attitude de Cioran face à ce phénomène équivoque. (De plus, ces formules cinglantes assénées à l’amour, nous les retrouvons chez un autre moraliste du XVIIIème, Chamfort dans ses Maximes et Pensées où pour tout amour entre l’homme et la femme, il existe seulement « des sympathies d’épidermes » [12] et rien d’autre.)
Dans ce cas, ce n’est, bien entendu, pas ses traits d’esprit assassins et sardoniques au sujet de l’amour qui nous intéressent ici mais l’équivoque entre glandes et transcendance, entre bonheur et malheur que Cioran propose.
Avant de discuter de cette union de sexe et de sainteté procédons à un détour par l’indistinction du bonheur et du malheur qui est pour Cioran la seule, la grande originalité de l’amour.
En Amour, le bonheur est indistinct du malheur
Comme l’exprime cette phrase de Keats, que Cioran aimait à prononcer : « je suis un lâche, je ne puis supporter la souffrance d’être heureux », le sentiment amoureux est à la fois teinté de cette idée de bonheur ainsi que celle de malheur. Ces deux notions sont indissociables : « La grande, la seule originalité de l’amour est de rendre le bonheur indistinct du malheur. » [13]
L’amour, comme manque, au sens d’eros, prend sa source dans cette connivence qu’entretiennent le bonheur et le malheur. Si on explicite l’assertion inhabituelle de Keats, elle décrit assez bien l’essence de l’amour et, à plus forte raison, de la poésie. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, Keats considère le bonheur comme une peine ; le malheur, quant à lui, aurait l’effet inverse. Il procurerait au poète une certaine jouissance et surtout le malheur se révèlerait la matière première du poète et de toute création poétique. Le malheur serait source inépuisable de poésie. Cioran dit à ce sujet que « le malheur est l’état poétique par excellence. » [14] Il le répète maintes et maintes fois : « sans le malheur, l’amour ne serait guère plus qu’une gestion de la nature. » [15] Le malheur conférerait à l’homme un statut particulier et c’est par la conscience du malheur qu’il tire toute sa singularité ; retirer lui le malheur, il n’est plus qu’une anomalie sans étoffe.
Dans son fragment « le parasite des poètes » : Cioran affirme également qu’entre « la poésie et l’espérance l’incompatibilité est complète.»[16] De fait, la poésie est la meilleure expression du malheur. En effet, « lorsqu’il a la tentation du bonheur, – il appartient à la comédie… » Une poésie aux accents positifs est une poésie morte.
Enfin il y a cet autre aphorisme que l’on peut lire dans le Crépuscule des pensées :
(Dans les étreintes, la sensation de bonheur et de malheur fait souffrir d’une faiblesse ambiguë qui nous pousse à souhaiter d’être soudain foudroyé. Des lèvres émane une douceur mortelle, qui submerge la nature, et noie dans un désespoir de paradis. Jamais la mort ne parait plus enveloppante qu’auprès de l’illimité de l’éros. L’amour est une noyade, une plongée dans l’être et le non-être; car la volupté est un accomplissement et une extinction. Ce n’est qu’en aimant qu’on peut soupçonner que l’autodestruction se trouve au fondement de la fécondité. Sans la femme – de la musique égarée dans la chair- la vie serait un suicide automatisé. Car en effet, sans elle, en quoi mourions-nous? Où découvririons-nous des extinctions plus parfumées, des crépuscules plus fleuris, où pourrions-nous vaciller en nous enterrant. [17] )
L’amour implique un va-et-vient entre la vie et la mort, entre cet ancestral duo comprenant Eros et Thanatos. Désir morbide dans les bras de l’amant, de l’aimé ; soif d’anéantissement en plein batifolage, en plein ébat. En conséquence, ôter la mort à l’amour, séparer Eros de Thanatos, cela n’aurait d’autre suite que d’arracher toute profondeur à l’amour et transformerait, par la même occasion, l’acte sexuel en simple formalité. Et c’est, selon Cioran, ce qui permet à l’amour de s’élever au simple rang d’instinct : « La sexualité sans l’idée de la mort est effroyable et dégradante. Les bras des femmes sont des cercueils d’azur. » [18]
L’amour est original principalement grâce à tous ces sentiments contraires qui l’enveloppent : la mort côtoie la vie, la volupté s’allie au désespoir. Ce sont toutes ces nuances qui procurent à l’amour une aura à la fois exceptionnelle et monstrueuse. Il n’est pas étonnant qu’il fasse, dans un même aphorisme, allusion au désespoir et à l’orgasme : « l’orgasme est un paroxysme; le désespoir aussi. L’un dure un instant, l’autre, une vie. » [19] C’est bien cela que l’on éprouve lors de ce commerce de salive sublime, après le spasme grandiose vient le vide. L’autre nom donné à l’orgasme, à savoir la « petite mort », sied particulièrement bien à la définition de Cioran.
Quoi qu’il arrive l’amour est incomplétude, le désir manque, pauvreté dévorante – il suffit de fixer son attention sur les géniteurs d’Eros qui est le fils de Pénia, la pauvreté et Poros l’expédient… Cela convie à penser donc l’amour comme inachèvement infini, perpétuel recommencement. L’amour n’a de valeur qu’à condition qu’il s’exerce dans la frustration et le malheur.
De l’étreinte à l’extase, de l’extase au désespoir
« L’amour est de la sainteté plus de la sexualité. – Rien ni personne ne peut adoucir ce paradoxe abrupt et sublime.»[20]
Chez Cioran, il y a une volonté d’allier le sacré au profane. En cela, il a beaucoup de points communs avec George Bataille et notamment avec ses écrits sur la relation entre expérience mystique et sensualité où le sexe rencontre le sacré, l’orgasme devient un substitut d’extase mystique. Cependant Cioran est beaucoup moins disert et beaucoup moins outrancier sur ce sujet. Il n’a pas énormément disserté sur le sexe à l’inverse de l’auteur des Larmes d’Eros.
Certes les analogies sont souvent provocatrices mais n’ont pas la même finalité que chez Bataille et sont exemptes de tout appareillage conceptuel. En effet, l’amour se situe à l’intersection de la chair et de l’esprit faisant d’elle une expérience métaphysique voire extatique ayant pour fondement des phénomènes érotiques. Cioran allie les soubassements de l’homme à l’idée de transcendance.
Dans une certaine mesure nous pouvons évoquer l’extase mystique, notamment celles de Thérèse d’Avila. Les descriptions de cette union cosmique entre le terrestre et le divin, que la sainte fournit, sont emplies d’une grande sensualité, c’est incontestable. Pour s’en convaincre, il suffit de lire cette célèbre retranscription de l’expérience dans Le Livre de la vie [21]. Mais cela serait réduire cette expérience incommunicable à de simples phénomènes physiologiques, ce qui n’est évidemment pas le cas (Je vous recommande la lecture du texte de Bataille « mystique et sensualité »). Cependant il existe un sentiment commun aux deux expériences : cette montée vertigineuse incompréhensible éprouvée, soit par les amants, soit par les mystiques, se solde nécessairement par une déception, une peine inconsolable, un vide qui ne peut être comblé, le désespoir même, ce second paroxysme (Voir l’aphorisme de Cioran précédemment cité sur l’orgasme et le désespoir). En conséquence cette déception, cette frustration, ce sentiment de vacuité est également présent dans l’extase mystique notamment celle de Sainte Thérèse : après le ravissement de Dieu, je cite, « vient ensuite une peine que nous ne pouvons ni éveiller en nous, ni chasser une fois survenue. » [22]
A terme Cioran voit en cette échappatoire, une nouvelle supercherie, une nouvelle illusion, un nouveau mensonge. L’étreinte des amants qui culmine au moment de l’orgasme, n’est en fin de compte qu’une « parodie d’extase.» [23] Néanmoins ce transport paroxystique, même s’il échoue à reproduire l’extase mystique, reste une victoire sur l’animalité, sur la médiocrité de l’homme, un moyen de s’extraire de soi, voire l’unique manœuvre envisageable afin d’accéder au ciel. L’acte sexuel dépasse donc sa signification élémentaire dans cette instance éphémère entre l’ici-bas et l’au-delà et parfume l’homme d’une légère, d’une infime, d’une quasi-imperceptible odeur de sainteté : « La sexualité est une opération où l’on se fait tour à tour chirurgien et poète. Une boucherie extatique, un grognement d’astres. – Je ne sais pourquoi, en amour, j’ai des sensations d’ex-saint.» [24]
En guise de conclusion nous pourrions citer quelques vers d’Aragon tirés du recueil La Diane française :
Il n’y a pas d’amour qui ne soit à douleur
Il n’y a pas d’amour dont on ne soit meurtri
Il n’y a pas d’amour dont on ne soit flétri
[…]
Il n’y a pas d’amour qui ne vive de pleurs
Il n’y a pas d’amour heureux [25]
Et fort heureusement car c’est, d’après Cioran, par le truchement de cette complicité entre Bonheur et Malheur, que l’amour tire tout son éclat. En somme un amour accompli est un amour qui s’exerce dans la peine, la frustration et le désespoir. C’est également à partir de ces émotions contraires que la poésie s’épanouit.
Enfin, pour seul remède à ce mal multimillénaire, Cioran propose l’ironie et la connaissance. Mais même l’individu le plus endurci ne peut se prémunir des traits d’Amour. Comme en témoigne cette anecdote concernant Cioran. Un événement, a priori anodin, qui renvoie en tout point à un de ses aphorismes présent dans les Syllogismes de l’amertume : « Plus un esprit est revenu de tout, plus il risque, si l’amour le frappe, de réagir en midinette. » [26] C’est exactement ce qui est advenu à notre roumain que l’on croyait immuniser contre ce phénomène. A la fin de sa vie, il s’est épris d’une jeune philosophe allemande. Lui, le sceptique professionnel, le désabusé, le fanatique du doute foudroyé par l’amour à 70 ans.
Ce « retournement de veste », si j’ose dire, concorde avec l’œuvre de Cioran qui oscille entre la tentation du suicide et la tentation d’exister. De fait chez Cioran, l’amour est aussi ambigu et contrarié que l’écrivain. L’auteur, originaire de Sibiu, n’est certainement pas un optimiste. Pour lui l’homme ne fait aucun progrès hormis technologique ; il est naturellement enclin à faire le mal, et l’histoire qu’il célèbre est un non-sens complet. Ceci étant, il est le premier à admettre que la vie et l’amour sont deux phénomènes, certes absurdes, mais aussi prodigieux et grandioses : « Nous aimons toujours… quand même ; et ce « quand même » couvre un infini. » [27] L’amour est une mystification sublime et insondable qui, au mépris du savoir et en dépit du bon sens, perdure et nous frappe toujours sans aucun préavis.
Notes :
[1] Aveux et Anathèmes, Cioran, Aveux et Anathèmes (1986), Paris, Gallimard, Arcades, rééd. 1987, p. 47 : « Aimer son prochain est chose inconcevable. Est-ce qu’on demande un virus d’aimer un autre virus ? »
[2] Aveux et Anathèmes, op. cit., p. 54.
[3] Aveux et Anathèmes, op. cit., p. 73 : « Ce sont Schopenhauer et Nietzsche qui, au siècle dernier, on le mieux parlé de l’amour et de la musique. Pourtant l’un et l’autre n’avaient fréquenté que des bordels et, en fait de musiciens, le premier raffolait de Rossini et le second de Bizet.»
[4] Cioran, Crépuscule des pensées (1940), Paris, Editons de l’Herne, rééd. 1991, p.98.
[5] Nietzsche, Par-delà bien et mal (1886), Paris, GF Flammarion, rééd. 2000 p.118.
[6] Cioran, Précis de décomposition (1949), Paris, Gallimard, Collection Tel, rééd. 1992, p.186.
[7] Syllogismes de l’Amertume, op. cit., p. 115
[8] Baudrillard, De la séduction (1979), Paris, Editions Galilée, rééd. 1988, p. 206.
[9] Syllogisme de l’amertume, op. cit., p.116.
[10] Crépuscules des pensées, op. cit., p.100.
[11] Crépuscule des pensées, op. cit., p. 84.
[12] Nicolas de Chamfort, Maximes et Pensées, Caractères et anecdotes (1795), Paris, Gallimard, rééd. 2014, p. 109 et p.110 : « L’amour, tel qu’il existe dans la société, n’est que l’échange de deux fantaisies et le contact de deux épidermes.»
[13] Aveux et Anathèmes, op. cit., p.116.
[14] Le crépuscule des pensées, op. cit., p. 34.
[15] Le crépuscule des pensées, op. cit., p. 92.
[16] Précis de décomposition, op. cit., p.142
[17] Crépuscule des pensées, op. cit., p. 79.
[18] Crépuscules des pensées, op. cit., p.104
[19] Aveux et anathème, op. cit., p. 42
[20] Crépuscule des pensées, op. cit., p. 183. et p. 33 : « Le malheur en amour dépasse l’intensité les plus profondes émotions religieuses. Il est vrai qu’il n’a pas bâti d’églises, mais il a érigé des tombes – partout des tombes. »
[21] Sainte Thérèse d’Avila, Œuvres, Le Livre de la vie (1588), Paris, Gallimard, rééd. 2012, p.187 : « C’est alors qu’il a plu au Seigneur de m’accorder parfois cette vision: je voyais près de moi un ange, à ma gauche, sous une forme corporelle, qu’il ne m’arrive de voir que très rarement. Des anges ont beau souvent m’apparaître, je ne les vois pas; cette vision est comme la première de celles dont j’ai parlé. Dans celle-ci, le Seigneur a voulu que je le voie sous cette forme: il n’était pas grand, mais plutôt petit, d’une grande beauté; son visage très enflammé paraissait indiquer qu’il était l’un des plus élevés, qui semblent tout embrasés. Ce doivent être ceux qu’on appelle chérubins; ils ne me disent pas leurs noms, mais je vois bien qu’au ciel il y a tant de différence de certains anges à d’autres, et de ceux-ci à d’autres encore, que je ne puis l’expliquer. Je voyais dans ses mains un long dard en or dont la pointe de fer portait, je crois, un peu de feu. Parfois, il me semblait qu’il me l’enfonçait dans le cœur plusieurs fois et qu’il m’atteignait jusqu’aux entrailles. Lorsqu’il le retirait, on eût dit qu’il me les arrachait, me laissant tout embrasée d’un grand amour de Dieu. La douleur était si vive, qu’elle me faisait pousser ces plaintes dont j’ai parlé, et la douceur qu’elle me procure est si extrême, qu’on ne saurait désirer qu’elle cesse et l’âme ne peut se contenter de rien moins que de Dieu. Ce n’est pas une douleur corporelle, mais spirituelle, bien que le corps ne manque pas d’y participer un peu, et même beaucoup. Ce sont de si doux échanges entre l’âme et Dieu, que je le supplie de bien vouloir les faire goûter, dans sa bonté, à quiconque penserait que je mens. »
[22] Œuvres, Le livre de la vie, op. cit., p.123.
[23] Précis de décomposition, op. cit., p.123.
[24] Crépuscule des pensées, op. cit., p. 86. Et dans le Précis de décomposition, p. 218 : « Au fond des soupirs se cache une grimace ; aux sacrifices et aux dévotions se mêlent les vapeurs du bordel terrestre. – Contemplez l’amour : est-il épanchement plus noble, accès moins suspect ? Ses frissons concurrencent la musique, rivalisent avec les larmes de la solitude et de l’extase : c’est le sublime, mais un sublime inséparable des voies urinaires : transports voisins de l’excrétion, ciel des glandes, sainteté subite des orifices…Il suffit d’un moment d’attention pour que cette ivresse, secouée, vous rejette dans les immondices de physiologie, ou d’un instant de lassitude pour constater que tant d’ardeur ne produit qu’une variété de morve. »
[25] Louis Aragon, La Diane française, « Il n’y a pas d’amour heureux ».
[26] Syllogismes de l’amertume, op. cit., p. 118.
[27] Ibid.
Cette communication a été faite par Matthias Ling dans le cadre de l'après-midi d'étude sur "Le désespoir amoureux", organisée par les étudiants en Master 1 études littéraires de l'Université Bordeaux Montaigne: http://heyevent.com/event/iqaz4caou2wfua/journee-detude-le-desespoir-amoureux-organisee-par-le-master-recherche-en-etudes-litteraires. Tous droits réservés: Matthias Ling. Image : dessin de Miles Hyman qui a donné son accord pour la publication.