Du désespoir au désespoir amoureux, il n’y a qu’un pas, ou plutôt deux. Deux pas que le chevalier Lancelot n’hésitera pas à faire et monter dans la charrette de la honte pour l’amour de sa bien aimée. Si Le Roman de Lancelot ou Lancelot ou le Chevalier de la Charrette peut être lu comme un roman de chevalerie où le lecteur voit le personnage éponyme évoluer dans son parcours initiatique, il nous est possible de l’aborder dans le cadre d’une étude sur le roman courtois, et c’est cet aspect qui retiendra notre attention aujourd’hui. Parcours initiatique du chevalier épique, démontrant qu’il possède toutes les qualités pour entrer dans l’ordre des Chevaliers de la Table Ronde, mais aussi parcours initiatique amoureux, dans la mesure où la quête du chevalier de la charrette sera de retrouver la reine Guenièvre – femme du roi Arthur et future amante de Lancelot – pour qui l’amour qu’il éprouve est le moteur de tout son périple. Lancelot se voit dans l’obligation de répondre au « don contraignant » qui lui a été attribué au début de l’oeuvre, à savoir délivrer la reine Guenièvre et les habitants du pays de Logres, captifs sur les terres de Méléagant en sortant victorieux du combat contre ce dernier. En tant que héros du fabliau, le chevalier à la charrette doit faire ses preuves : il mérite sa place à la cour du roi Arthur. Ainsi, Lancelot du Lac va être confronté à de nombreuses aventures – mésaventures – qui lui permettront d’attester de ses qualités de chevalier lorsque celles-ci le provoqueront toujours un peu plus. Force, hardiesse, courage, maîtrise de soi sont les maîtres mots de la quête d’un preux chevalier, tâchons d’ajouter le terme « Amour » à celle du chevalier Lancelot. Dans une époque où le roman courtois prend son essor, le Lancelot ou le Chevalier de la Charrette s’inscrit dans cette lignée mettant en avant l’amour à toute épreuve d’un chevalier pour sa dame, suzeraine et autoritaire, à qui l’amant se voue entièrement. C’est sous cet axe que nous étudierons le Lancelot de Chrétien de Troyes, plus particulièrement la relation entre Lancelot du Lac, le Chevalier de la Charrette, et Guenièvre, la femme du roi Arthur, retenue captive dans les terres du vil Méléagant. Nous nous intéresserons à la quête du chevalier poussée par son amour exacerbé pour la reine, à ses retrouvailles, leur nuit passée, sans jamais oublier la dimension de cet amour impossible. Ainsi, prenons en compte cette donnée indispensable, et nous verrons de quelle manière s’articule le désespoir amoureux au sein de l’oeuvre. Notre étude suivra ainsi trois axes : premièrement, nous dresserons une sorte de portrait du chevalier passionné, épris d’amour pour la femme du roi Arthur ; en découlera, ensuite, la complexité de la relation entre Lancelot et Guenièvre, en quoi peut-on parler d’amour impossible, en quoi Lancelot incarne le personnage type de l’homme qui sombre dans le désespoir amoureux. Enfin, de quelle manière un glissement s’opère entre l’amour impossible des deux protagonistes vers un amour mystique, voire christique, en raison de l’impossibilité d’une relation adultère.
Tout d’abord, le chevalier Lancelot est une figure majeure de toute la littérature arthurienne. Père du « meudres chevaliers del monde [i] », à savoir Galaad qui est le seul pouvant s’asseoir à la droite d’Arthur dans le Siège Périlleux et regarder l’intérieur du Saint-Graal, Lancelot connait, dans sa jeunesse, quelques aventures qui ont façonné le preux chevalier que la légende nous fait parvenir encore aujourd’hui. C’est cette jeunesse dans laquelle nous allons nous plonger aujourd’hui : Lancelot est considéré comme un chevalier pécheur. Le chevalier est passionné au sens où il est épris d’amour pour la reine Guenièvre, mais aussi passionné au sens étymologique : la passion venant de « patior » en latin signifiant « subir », « éprouver », « souffrir ». Le premier fait qui le fait basculer dans la faute et le blâme est l’amour qu’il porte pour la reine Guenièvre. Cette dernière, femme du roi Arthur, est fautive, elle aussi, d’adultère : lors du conte du chevalier à la charrette, elle sera le moteur et même l’élément déclencheur de toute la quête du chevalier Lancelot. En effet, le récit débute par l’enlèvement de la reine Guenièvre par Méléagant, contrarié par cet acte provocateur, Lancelot part à sa poursuite, suivi par les autres chevaliers de la cour du roi Arthur. C’est ainsi que nous faisons face, dès le début de l’oeuvre, à la figure du chevalier passionné d’amour de Lancelot : il ne s’en cache pas puisque, lorsqu’il rencontre le nain qui conduit la charrette, « tant solemant deux pas demore / li chevaliers que il n’y monte» (le chevalier a seulement deux pas d’hésitation avant d’y monter). Si cette hésitation est brève et rapide pour Lancelot, elle est beaucoup moins évidente chez d’autres chevaliers. En effet, la charrette n’est pas sans symbolique à cette époque, elle était utilisée pour promener les criminels, les convaincus de vol, de meurtre, les brigands … à travers la ville afin de les déshonorer et les priver d’une quelconque empathie auprès des villageois. Quiconque monte dans la charrette et se voit traverser le village est certain de subir les regards méprisants, de passer pour un repris de justice aux yeux du monde. Ainsi, Lancelot n’hésite presque pas à passer pour un condamné pourvu que le nain, sinon ne le conduise à la reine Guenièvre, l’aide dans sa quête. De cette manière, Lancelot met également son honneur « de côté », il est uniquement motivé par l’amour qu’il éprouve pour sa dame, aussi, me parait-il intéressant de préciser que lorsque le mot « amour » est employé dans l’oeuvre, il bénéficie d’une majuscule « Amors », comme si le sentiment devenait un personnage à part entière, au même titre que Lancelot et Guenièvre.
Toujours dans l’idée que Lancelot est un chevalier passionné, empreint d’un amour fort pour la femme du roi Arthur, il est nécessaire de mentionner les blessures qu’il se fait lorsqu’il rejoint la reine Guenièvre pour leur première nuit d’amour. Alors qu’ils ont convenu de se retrouver le soir pour parler, la reine à la fenêtre et Lancelot en bas, telle la célèbre scène du balcon du Roméo et Juliette de Shakespeare quelques années plus tard « O Roméo, pourquoi es-tu Roméo ? », les deux personnages sont pris du désir de se retrouver tous les deux. Lancelot escalade donc la façade pour arriver à une fenêtre dont les barreaux empêchent l’arrivée du chevalier, il décide alors de les retirer puisque sa force lui permet. Ainsi, « as fers se prant et sache et tire, / que si trestoz ploier les fet / et que fors de lor leus les tret [ii]» (il saisit solidement les barreaux et tire sans à-coups les faisant ployer et sortir des trous dans lesquels ils étaient scellés). Ce dont Lancelot n’a pas conscience est que le fer est tranchant, il se coupe pendant son acte de bravoure : « et del sanc qui jus an degote / ne des plaies nul ne sant / cil qui a autre chose antant [iii] » (le sang se mit à couler mais, absorbé qu’il était par bien autre chose, Lancelot ne sentait même pas ses plaies). Le texte est équivoque, Lancelot ne songe au mal qu’il se fait mais plutôt ce qui le motive, c’est le désir de la reine qui prend le pied sur ses pensées, ses plaies n’ont aucune place dans son esprit à cet instant précis. On peut aller plus loin encore si l’on considère que le chevalier est un homme passionné dans la mesure où il éprouve un amour sans précédent pour Guenièvre, il est aussi passionné – nous l’avons vu – au sens étymologique du terme : ainsi, en tant qu’homme passionné qui subit, qui souffre en permanence, on peut imaginer que le tranchant du fer n’est qu’une souffrance « parmi d’autres ».
Enfin, on peut dresser le portrait du chevalier Lancelot comme un homme de confiance, de parole et surtout un homme obéissant voire soumis. Alors que la reine est de nouveau à la cour du roi Arthur, un tournoi est organisé pour marier les filles aux hommes qui auraient démontré le plus d’aptitudes aux épreuves du tournoi, Guenièvre est alors priée d’assister à ce moment. Lancelot, retenu captif dans une famille proche de Méléagant, arrive à se rendre au tournoi de Noauz afin d’y voir Guenièvre, en échange de la promesse de son retour. Lorsqu’il est sur les lieux, il fait preuve d’autant de courage que les jeunes filles s’émerveillent devant lui, sans savoir qui est ce chevalier plein de talent, mais Guenièvre ne tarde pas à le reconnaître et, pour ne pas le voir fiancer à une inconnue, lui fait passer le mot de devenir « lâche ». En entendant prononcé « au noauz [iv]» (au pire), Lancelot comprend que la reine lui demande de ne pas exploiter sa force, il s’exécute et devient alors un chevalier médiocre dont on s’étonne du subit changement. Le lendemain, lorsque le tournoi reprit de nouveau, la reine envoya alors une demoiselle dire à Lancelot qu’il fallait qu’il se batte du mieux qu’il pourrait : nous n’en doutons pas, le chevalier de la charrette ne diminue plus sa force et combat avec honneur, il met un terme à toutes les railleries qu’on avait entendues sur lui la nuit précédente et rétablit sa réputation. Là encore, nous constatons que Lancelot n’hésite pas à se séparer de son honneur et de sa prouesse afin de répondre aux attentes et aux désirs de la reine Guenièvre : il subit, une seconde fois, les moqueries des individus qui l’entourent, mais ne semble pas en souffrir. On peut imaginer que, comme lorsqu’il se tranche les mains avec le fer, il n’a que faire de cette souffrance puisqu’il n’a qu’un seul objet de désir à l’esprit : la reine Guenièvre. Toutefois, il apparaît évident que Lancelot va aller jusqu’au bout de sa qualité d’homme « passionné » puisqu’il est totalement dévoué à la reine. Ainsi, nous pouvons nous interroger sur les retrouvailles du couple, auront-elles lieu un jour ? Cet amour n’est-il pas voué, pour toujours, à la souffrance et à l’impossible ?
S’il est un couple dont on ne cesse de ressasser les aventures et les obstacles, c’est le couple Lancelot/Guenièvre. Célèbre pour son aspect adultère, car Guenièvre est la femme du roi Arthur, il est aussi connu pour son exemplarité de la fin’amor. En effet, lorsque le conte du chevalier de la charrette débute, Lancelot va devoir effectuer un parcours initiatique épique pour faire sa place au sein de la cour du roi Arthur, mais il se verra emporter dans un parcours initiatique amoureux dans la mesure où dès la première aventure, il part à la poursuite de Guenièvre, enlevée par Méléagant. Dès le départ, leur amour est entravé, la reine est éloigné de la cour du roi Arthur, par extension, du chevalier Lancelot dont les aventures n’espéreront que le retour de la femme aimée. Cependant, le chevalier de la charrette sera sans cesse solliciter pour des combats qui voudront l’écarter plus encore de la reine que le chevalier Méléagant convoite. En effet, il doit faire face à de nombreux combats dont il sortira victorieux dont trois contre Méléagant, à qu’il tranchera la tête lors du combat final. On peut alors imaginer que toutes les batailles auxquelles Lancelot prend part sont des obstacles prémédités, envoyés par Méléagant pour freiner le chevalier de la charrette dans quête et même l’arrêter au moyen de la mort. Ainsi, lorsqu’il parvient à tuer le fils du roi Bademagu, on nous assure que « Jamés cist ne li fera ganche [v]» (jamais plus Méléagant ne le fera tomber dans ses pièges). Il s’agirait de l’accomplissement de la quête de Lancelot : il a retrouvé la reine et il s’est affranchi de la menace que fut Méléagant, les amants peuvent alors se retrouver. Or, la cour du roi Arthur, à nouveau au complet, se retrouve et surtout, la reine rejoint son mari, Arthur. Aussi, faut-il garder en mémoire que les codes de la fin’amor veut que l’adultère reste secret, il apparaît encore difficile pour les amants de vivre pleinement leur union. Ainsi, Lancelot et Guenièvre voient leurs sentiments réduits au secret et, par dessus tout, à l’attente. Conformément à cet amour, Lancelot n’a de repos et se trouve à prouver son amour en endurant de terribles épreuves.
Se dresse alors le portrait d’un amour martyr dans l’oeuvre de Chrétien de Troyes. Le martyr est, dans la religion chrétienne, une victime, prête à se laisser tuer par l’amour de la foi et de Dieu. La reine Guenièvre serait alors cette « incarnation » de Dieu, ou plutôt même de la Vierge Marie pour qu’il éprouve une admiration (cf. l’épisode du peigne qu’il trouve au pied d’une fontaine avec quelques cheveux encore accrochés) et pour qui Lancelot va devoir se sacrifier. Premièrement, nous en avons déjà fait mention, Lancelot n’hésitera pas à sacrifier sa réputation et son honneur pour le seul amour de Guenièvre en montant dans la charrette de la honte. « Amors li vialt et il i salt – / que de la honte ne li chaut / puis qu’Amors le comande et vialt [vi] » (Puisqu’Amour l’ordonne, le chevalier bondit dans la charrette : que lui importe la honte puisque tel est le commandement de l’Amour). Le sentiment amoureux est le moteur du périple, mais aussi ce qui anime Lancelot. Encore plus probant, lorsque les deux amants sont sur le point de consommer leur première nuit d’amour, Lancelot s’avance vers le lit où est allongée la reine et « se li ancline [vii]» (s’incline) devant, de la même manière que l’on s’inclinerait devant l’autel d’une église, lieu des sacrifices. Lancelot, au moment de devoir quitter le lit adultère, réalise de sa condition : « Au lever fu il droiz martirs, / tant li fut griés li departirs, / car il i suefre grant martire [viii]» (*Au lever, il fut un véritable martyr, tant il fut difficile pour lui de partir, il souffrait un grand supplice). Ainsi, Chrétien de Troyes semble se jouer de la condition de Lancelot en jouant sur les mots « martirs » (martyr en français moderne, la condition de l’homme dévoué à sa foi religieuse) et « martire » (martyre en français moderne, la torture, le supplice [ix]), le chevalier de la charrette est martyr subissant le martyre. Par là, Lancelot détient alors un lien direct avec l’aspect religieux de son temps. Il s’inscrit donc comme une sorte d’apôtre de la chevalerie, il se doit d’être le modèle du chevalier parfait. Cependant, l’amour qu’il éprouve pour Guenièvre en fait, d’une certaine manière, un chevalier pécheur.
Alors que Lancelot semble être l’exemple du chevalier parfait, du modèle à suivre dans ce début de parcours initiatique, l’idéalisme du personnage retombe, nous l’avons vu, quant à sa relation avec Guenièvre. En effet, sa liaison avec la reine Guenièvre le fait tomber dans le péché. D’une certaine manière, on peut considérer la liaison des deux personnages comme une trahison : en prenant pour amante la reine de Camelot, Lancelot trahit son ami et roi, Arthur, qu’il sert en tant qu’honnête Chevaliers de la Table Ronde. Mais surtout, l’amour qu’il éprouve pour Guenièvre, même s’il le pousse à se dépasser, l’oblige à faire un choix en ses sentiments et la raison. Bien souvent, il préfèrera l’amour qu’il porte à sa bien aimée, au point même d’en vouloir se suicider : « Lors ne demore ne delaie, / einz met le laz antor sa teste / tant qu’antor le col li areste [x] […] » (Alors il n’attend plus ; il passe sa tête dans le nœud coulant et le serre autour de son cou.). Le héros ne peut pas mourir, Lancelot est donc sauvé à temps, sa tentative est vaine, il a encore de nombreux exploits à accomplir. Encore faut-il revenir sur sa volonté de mettre fin à ses jours : il a eu ce geste désespéré suite à la fausse rumeur de la mort de la reine, mais surtout à l’accueil froid et impassible que Guenièvre lui a réservé lorsqu’il la retrouve pour la première fois, après le premier combat contre Méléagant. Mais également, dans le cycle de la Queste del Saint-Graal où Lancelot est un personnage majeur de ce périple, il est vu, encore une fois, comme un chevalier pécheur. Effectivement, l’homme qui sera en mesure de voir « apertement [xi] » le Saint Calice, sera un homme de haut lignage, vierge et le meilleur chevalier au monde. Si Lancelot semble en avoir toutes les qualités, il perd celle de la pureté par son adultère avec la reine Guenièvre. Le chevalier souffre alors de cette condition, ne pouvant pas privilégier de cette élection de Dieu. Lancelot semble alors voué à la souffrance et au désespoir, mais il va tenter de palier cette affliction par la transcendance.
Nous l’avons vu, il semblerait que la relation qu’entretiennent Lancelot et Guenièvre se révèle impossible, et que, Lancelot, malgré son inclination pour la reine, soit condamné à l’aimer sans pouvoir espérer la posséder un jour. L’homme aussi spirituel soit-il, même un chevalier, ne peut se satisfaire d’une relation platonique, il doit y avoir au moins un échange entre les deux amants : notre exemple le plus probant fut celui de la tentative de suicide de Lancelot après que Guenièvre lui a réservé un accueil austère et distant. Ainsi, le chevalier de la charrette va exécuter une sorte de transfert dans la mesure où l’amour charnel qu’il éprouve pour Guenièvre se transformera peu à peu en un amour spirituel.
La relation entre Lancelot et Guenièvre est secrète, elle fait partie du domaine du mystique. C’est effectivement une des conditions de la fin’amor, mais, nous l’avons dit précédemment, cette dimension ne convient pas au chevalier dévoué puisqu’il ne cesse de souffrir de cet amour impossible, séparé et éloigné par de nombreux obstacles tout au long de l’oeuvre. Ainsi, il devient presque « urgent » pour Lancelot de s’affranchir de cet amour qui l’anéantit et le consume à petit feu. Aussi, faut-il rappeler que le monde chevaleresque est un monde charnel où le chevalier est tourné vers sa Dame, à l’opposé de la Bible, qui, elle, préconise l’amour céleste, l’amour de Dieu, un amour spirituel : la charité. Néanmoins, au XIIIe siècle, puisque la chevalerie veut aller contre l’idée reçue et se spiritualiser, la conception de l’amour à l’époque médiévale tend, ici, à devenir plus religieuse et moins charnelle. C’est sous cette vision que le personnage de Lancelot évolue. Au début du cycle romanesque des Chevaliers de la Table Ronde et de la légende arthurienne, Lancelot est considéré comme le personnage élu élevé par Viviane, et vierge. Ces deux dernières caractéristiques lui auraient accordé la possibilité de rester pur et de voir le Graal. Toutefois, le Lancelot et le chevalier de la charrette fait tomber le personnage éponyme dans le péché lorsqu’il entretient sa relation d’adultère avec Guenièvre : comme nous l’avons vu précédemment, Lancelot multiplie les preuves d’amour envers sa dame, il est dévoué, obéissant, soumis, « martirs [xii] ». En tant que martyr religieux, il est poussé par Amour à « élever ses vertus morales et spirituelles ; de façon analogue, les fidèles de Dieu s’évertuent eux aussi à vivre une existence pure. Finalement, Lancelot manifeste un amour quasi divin en vouant un véritable culte à la reine [xiii]». D’un amour mystique, Lancelot en fait un amour christique qui lui permet de le transcender et d’atteindre, peut-être, le Salut que chaque chevalier espère. Ce Salut, Lancelot peut l’espérer dans la vision « aperte » du Saint-Graal dont nous avons déjà évoqué lors de cette étude, néanmoins, son statut de chevalier pécheur l’empêchera de le voir à chaque fois que l’occasion se présentera. Finalement, ce sera son fils qui sera « l’élu » et qui verra l’intérieur du Saint-Graal, Galaad, qui sera une sorte de « Lancelot augmenté ». Il n’en reste pas moins que, sa souffrance et sa peine sont liées aux valeurs chrétiennes (ce qui n’est pas le cas dans les textes et siècles que nous étudions dans le séminaire), ainsi, Lancelot trouve une compensation, une consolation dans la mesure où il incarne une figure christique et qu’il semble presque être un envoyé de Dieu. Ainsi, son honneur serait presque rétabli et l’amour spirituel vient palier toutes les autres souffrances.
De cette manière, nous pouvons nous intéresser au personnage de Lancelot en tant qu’homme particulier puisqu’il incarne, presque à lui seul, un « écart distinctif » dans le monde de la chevalerie. C’est cet aspect d’éternel « pécheur repentant [xiv]» qui fait également de Lancelot un personnage de l’entre deux. Si Lancelot ne peut pas être l’amant « entier » de la reine Guenièvre, son caractère est tel qu’il ne peut, toutefois, l’oublier et souffrira toujours de cet amour. Alors que Lancelot semblait donc être le personnage promu au rang d’élu, c’est par le péché de l’amour qu’il ne plus espérer ce statut. Aussi, Lancelot incarne l’ambivalence du sentiment de l’amour puisque, d’un côté, c’est par amour que Guenièvre lui permet de devenir chevalier doué, que ses amis admirent et que ses ennemis craignent ; mais d’un autre côté, ce même amour lui est fatal car il le fait pécher. Plus tard, lors de la Queste del Saint-Graal, alors qu’il essaiera de se repentir de tous ses péchés, commis exclusivement par sa relation adultère avec Guenièvre, il rechutera sans cesse. Ainsi le personnage de Lancelot est voué à être ce chevalier pécheur, cet être passif, et toujours aliéné par la souffrance d’un amour impossible. Le passage de l’amour charnel à l’amour spirituel ne sera pas sans retour, pourtant il aurait toutes les qualités pour s’inscrire dans une lignée christique. En effet, il est un des descendants de Joseph d’Arimathie, l’homme qui a recueilli le sang du Christ crucifié dans une coupe, celle servie au dernier repas du Christ, la Cène.
Enfin, toujours dans cette même idée, on peut voir dans le personnage de Lancelot une figure christique. Effectivement, si les liens avec le haut lignage de la sainteté ont été évoqués et sont alors évidents, il est nécessaire de revenir sur quelques éléments. Lors de la nuit d’amour avec Guenièvre, il se blesse en la rejoignant : il a les mains tranchés par le fer, de manière similaire, le Christ se retrouve les mains ensanglantées lorsqu’il est attaché à la croix, « et lors a primes se mervoille / de ses doiz qu’il trueve plaiez [xv] » (alors pour la première fois il s’étonne de voir que ses doigts étaient blessés). Pour aller plus loin encore, Lancelot est vu comme « le Sauveur engagé dans la quête salvatrice [xvi] » dans la mesure où il rétablit l’ordre du monde puisqu’en délivrant la reine Guenièvre en passant le Pont de l’Epée, il délivre par la même occasion tous les habitants du pays de Logres restés captifs sur les terres de Gorre. Il combat et réduit à néant Méléagant, personnage emprunt de mal et de folie. D’une certaine manière, on peut imaginer que le personnage de Lancelot, parce qu’il est conscient de l’impossibilité de l’amour entre la reine et lui, transcende ses sentiments dans les aventures et, plus largement, sa quête au point d’en déporter son amour charnel vers un amour spirituel. Ainsi, il ne sombre pas dans le désespoir amoureux, comme il a pu le faire lors qu’il tente de se suicider, il ne se complaît pas dans sa situation de victime du personnage « Amors », mais l’augmente, le transforme et le déplace.
En conclusion, le Lancelot et le chevalier de la Charrette s’inscrit dans la lignée des romans arthuriens où le chevalier Lancelot bâtit son personnage et sa destinée. Ici, Chrétien de Troyes nous dresse le portrait d’un homme passionné, obsédé par la reine du roi Arthur, Guenièvre, de qu’il tombe fou amoureux. Par amour, il n’hésitera pas une seconde à partir à sa recherche lorsqu’elle est enlevée par Méléagant au début de l’oeuvre, puis il n’hésitera « qu’à deux pas » en montant dans la charrette, sacrifiant son honneur et sa réputation. Lancelot est alors un homme dévoué, soumis et obéissant à la reine : il respecte ainsi tous les codes de la fin’amor. Il se surpasse sans cesse, tout cela grâce à l’amour qui le porte et sa motivation n’est basée que sur ses sentiments. De la même manière, Lancelot « bafoue » en quelque sorte sa propre santé : il se blessera à de nombreuses reprises, se verra enfermé dans une tour affaibli moralement et physiquement, il tentera de se suicider … Le chevalier de la charrette est alors décrit tantôt comme un personnage plein de courage et de bravoure, tantôt comme un personnage en proie à une faiblesse psychologique qui ne s’explique que par l’amour fou qu’il éprouve pour la reine Guenièvre. Toutefois, leur amour est impossible. Guenièvre est la femme du roi Arthur, Lancelot figure parmi ses chevaliers et ne tardera pas à se rendre compte des péchés qu’il a commis par cet adultère. De plus, les événements et les aventures ne cessent de les éloigner, leur nuit d’amour n’est nullement un accomplissement puisque le « conte » ne se clôt pas sur cet événement. Lancelot souffre de l’incapacité à exister de leur union, il est alors un personnage martyr, en proie au martyre qu’est cette interdiction. Pourtant, il apparaît, au début de l’oeuvre, comme le meilleur chevalier au monde et incarne la perfection chez le chevalier : Lancelot possède une dualité dans son personnage, c’est cet écart distinctif qui fait de Lancelot un personnage aussi intéressant et presque imprévisible. On pourrait aller plus loin en se demandant si par cette ambivalence et la complexité du personnage, en proie à ses sentiments, à ses « états d’âme », il ne serait pas un des personnages les plus « humains » de la littérature arthurienne.
Cette communication a été faite par Saha-May Auneau dans le cadre de l'après-midi d'étude sur "Le désespoir amoureux", organisée par les étudiants en Master 1 études littéraires de l'Université Bordeaux Montaigne: http://heyevent.com/event/iqaz4caou2wfua/journee-detude-le-desespoir-amoureux-organisee-par-le-master-recherche-en-etudes-litteraires. Tous droits réservés: Saha-May Auneau. Image: Lancelot and Guinevere, de James Draper (1890), collection privée. Cette image, proposée par l'auteur de cet article, appartient au domaine public.
[i] Extrait de La Quête du Saint-Graal, roman en prose du XIIIe siècle, Livre de Poche, Paris, 2006, p. 120.
[ii] Vers 4636-4638, Lancelot ou le chevalier de la charrette, Chrétien de Troyes, Paris, GF-Flammarion, introduction et traduction par Jean-Claude Aubailly, 1991, p. 298. Notre traduction.
[iii] Vers 4644-4646, Lancelot ou le chevalier de la charrette, op. cit., p. 298. Notre traduction.
[iv] Vers 5842, Lancelot ou le chevalier de la charrette, op. cit., p. 362. Notre traduction.
[v] Vers 7088, Lancelot ou le chevalier de la charrette, op. cit., 426. Notre traduction.
[vi] Vers 375-377, Lancelot ou le chevalier de la charrette, op. cit., p. 70. Notre traduction.
[vii] Vers 4652, Lancelot ou le chevalier de la charrette, op. cit., p. 300. Notre traduction.
[viii] Vers 4689-4691, Lancelot ou le chevalier de la charrette, op. cit., p. 302. Notre traduction.
[ix] Acceptions du Larousse, entrée « martyre », http://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/martyre/49663
[x] Vers 4284-4286, Lancelot ou le chevalier de la charrette, op. cit., p. 280. Notre traduction.
[xi] Extrait de La Quête du Saint-Graal, roman en prose du XIIIe siècle, Livre de Poche, Paris, 2006, p. 16.
[xii] Idem.
[xiii] Extrait de « Amour courtois ou ironie ? L’exploitation de la fin’amor dans Lancelot ou le chevalier de la charrette », Florian Biedermann, Université de Neuchâtel, 2012, p.18.
[xiv] Expression de Jean-René Valette, cours « La Bible et le Graal ».
[xv] Vers 4724-4725, Lancelot ou le chevalier de la charrette, op. cit., p. 302. Notre traduction.
[xvi] Jacques Ribarb, Le Chevalier de la Charrette, Essai d’interprétation symbolique, Paris, Nizet, 1972, p. 173