Classe de sixième : on étudiait, et c’est d’ailleurs toujours le cas, les textes fondateurs. A cette occasion, quelqu’un m’a offert un Dictionnaire de la mythologie grecque : ça se feuilletait, d’un mythe à l’autre, une lecture rythmée par ces noms de dieux et déesses, tous plus exotiques les uns que les autres pour une enfant, ces mots étranges, des orthographes déroutantes souvent saturées de » i grecs » : « Dionysos », « Clytemnestre », « Iphigénie », « Briséis », « Antigone »… Ces formules mystérieuses : « Achille aux pieds ailés »! « Ulysse aux mille tours » !
Classe de cinquième : on pouvait encore choisir le grec et apprendre, beaucoup plus tôt qu’aujourd’hui, à écrire cet alphabet déconcertant. ( C’était « une bonne chose » de faire du grec, la « garantie Humanités » aux yeux de parents qui ne connaissaient pas grand chose au système scolaire. ) Ensuite, au hasard d’une opération-livres, j’en ai trouvé un sur les découvertes d’Henrich Schliemann : au fond, peu importe qu’il ait vu juste et vraiment découvert Troie en lisant l’Iliade, ce livre donnait une réalité toute autre à mes lectures du Dictionnaire.
Alors, c’était parti : le petit grec ( déchiffrer Aristophane et ses grenouilles – βρεκεκεκὲξ κοὰξ κοάξ ), les sanctuaires, la Cité, les temples, Daphnis et Chloé, Thésée, Icare, le temple de Knossos… Le voyage en Grèce : Athènes, les Météores ! Celui en Provence ! Là encore, ne minorons pas ce qui se joue lors de ces voyages scolaires pour des élèves qui, parfois, n’ont pas la chance d’y aller dans un autre cadre. Puis, ce fut le latin au lycée: « les déclinaisons, comme la brute ! ».
Quand même, il faut l’admettre, le monologue final de Médée à l’oral du Bac, c’était magnifique !
« Médée : Moi, fuir ! Si j’étais partie d’abord, je reviendrais
pour ce spectacle. J’aime à voir la cérémonie de ce nouvel hymen.
Médée, pourquoi t’arrêter? Poursuis, après un si heureux commencement.
Cette joie que tu goûtes n’est qu’une faible partie de ta vengeance.
Tu aimes encore, insensée que tu es, si c’est assez pour toi d’avoir privé Jason
d’une épouse. Invente pour lui un châtiment extraordinaire, qui sera pour toi-même
un témoignage de ta puissance.Brise les liens les plus sacrés; étouffe tout remords.
La vengeance est frivole, quand elle laisse les mains pures.
Ranime tes ressentiments, attise ta colère, et cherche au fond
de ton coeur tout ce qui s’y est amassé de violence et de fureur.
Que tout ce que tu as fait jusqu’ici paraisse juste et honnête.
Montrons combien sont légers, combien sont vulgaires les crimes
que j’ai commis. Ce n’était que le prélude de mes vengeances.
Quel grand forfait pouvait commettre ma main novice?
Que pouvait le délire d’une vierge timide?Maintenant, je suis Médée mon génie s’est développé dans le crime.
Je me réjouis, oui, je me réjouis d’avoir décapité mon frère;
je m’applaudis d’avoir mis son corps en pièces, et dépouillé mon
père de son mystérieux trésor. Je m’applaudis d’avoir armé les
mains des fils de Pélias contre les jours de leur vieux père.
Cherche le but que tu veux frapper, ô ma vengeance : il n’est
plus de crime que ma main ne puisse exécuter. Où vas-tu adresser
tes coups? et de quels traits veux-tu accabler ton-perfide ennemi?
J’ai formé dans mon ceeur je ne sais quelle résolution barbare que
je n’ose encore m’avouer à moi-même. Imprudente, je me suis trop hâtée.Plût au ciel que mon parjure époux eût quelques enfants de ma rivale!
Mais ceux que tu as de lui, suppose qu’ils sont nés de Créuse.
J’aime cette vengeance, et c’est avec raison que je l’aime:
car c’est le crime qui doit couronner tous mes crimes.
Médée, prépare-toi. Enfants, qui fûtes autrefois les miens, c’est à
vous d’expier les forfaits de votre père.
Mais je frémis; mon sang se glace dans mes veines, et mon cœur
se trouble. Ma colère s’est évanouie, et la vengeance de l’épouse
a fait place à toutes les affections de la mère. Quoi ! je répandrais
le sang de mes fils, des enfants que j’ai mis au monde?C’en est trop, ô délire ! ô vertige ! ce forfait inouï, ce meurtre abominable,
je ne veux pas le commettre. Qu’ont-ils fait ces malheureux enfants?
Leur crime, c’est d’avoir Jason pour père, et surtout Médée pour mère.
Qu’ils meurent, car ils ne sont pas à moi; qu’ils périssent, car ils sont à moi.
Ils ne sont coupables d’aucun crime, d’aucune faute; ils sont innocents, je l’avoue
— mon frère aussi était innocent !
Médée, pourquoi balancer? Pourquoi ces pleurs qui coulent de tes yeux?
Pourquoi ce combat de l’amour et de la haine qui déchire ton coeur et le partage
dans un flux et reflux de sentiments contraires? «Médée, Sénèque, V, v. 893-939, courte citation, version en ligne, traducteur non mentionné sur le site suivant: http://agoraclass.fltr.ucl.ac.be/concordances/sen_medee/lecture/5.htm
Cette merveilleuse « barbare » ( mais qui sont les « βάρβαροï »? ) m’a donné, depuis, du grain à moudre…
J’ai suivi des études de lettres classiques pendant longtemps et j’ai décidé de changer pour des raisons personnelles: apprendre d’autres langues, voir du pays, sortir du sempiternel exercice de « version », penser autrement les textes. Aujourd’hui, c’est avec une grande fierté que je prends la mesure de ces découvertes initiées dans le secondaire et c’est avec une profonde amertume que je constate ce que l’enseignement du grec et du latin devient, au collège, au lycée, à l’université, malgré l’énergie, l’inventivité et le dévouement de nombreux enseignants. Peau de chagrin, cet enseignement, si précieux pour penser le monde dans lequel nous vivons – et Platon ? et la Cité ? et Aristote? et Antigone ? j’en oublie, évidemment-, perd en visibilité au moment même où il nous permettrait, avec les autres disciplines, de penser autrement le politique, les littératures, les arts visuels, les philosophies.
Il faut absolument que les classiques et les autres parviennent à dire l’importance de cette formation et inscrivent, avec fermeté, la singularité de ces savoirs dans une politique éducative où les Humanités ont encore du sens et une place.
Il y a des choses qui se jouent tôt, il faut y être attaché et les défendre.
L. N., ancienne helléniste, piètre latiniste et d’autres « -istes »
Sources: Jacques Derrida, Le Monolingusime de l'autre ; http://agoraclass.fltr.ucl.ac.be/concordances/sen_medee/lecture/5.htm. Image @francoisbeldio