Dans le cadre d’un enseignement de Littérature comparée en L1 de Lettres modernes, M. Fabien MESPOULEDE a reçu M. Emmanuel Carrère le 24 septembre 2014 à l’université Bordeaux Montaigne. L’auteur a accepté de revenir sur son oeuvre La Moustache et sur son dernier ouvrage paru: le Royaume (Paris, P.O.L, 2014)
Fabien Mespoulède (Interviewer) : Je suis très flatté de recevoir Emmanuel Carrère aujourd’hui. Je vais commencer par une présentation rapide (je pense que beaucoup de monde ici le connait déjà). Emmanuel Carrère est le fils d’Hélène Carrère-d’Encausse, (secrétaire perpétuelle de l’Académie française), diplômé de Sciences-Po Paris. Il a commencé par être critique de cinéma pour les revues Positif et Télérama. Il est aujourd’hui écrivain, scénariste et réalisateur. Son premier ouvrage a été publié en 1982 (Werner Herzog, une biographie du réalisateur). En 1983 sort chez Flammarion son premier roman La nuit du jaguar, puis Bravoure en 1984 chez P.O.L qui obtient le prix Passion. Depuis il publie tous ses ouvrages dans la même édition, P.O.L. La moustache parait en 1986, (ouvrage auquel on va s’intéresser plus particulièrement aujourd’hui). En 1987, Le détroit de Béring reçoit le Grand prix de l’imaginaire. En 1988, il obtient le prix Kléber Haedens pour Hors d’atteinte. Je suis vivant et vous êtes morts parait en 1993, (une biographie romancée de l’écrivain fantastique Philip K. Dick). Puis, en1995, La classe de neige (prix Femina), L’adversaire en 2000, Un roman russe en 2007, D’autres vies que la mienne en 2009, Limonov en 2011 et Le royaume cette année, qui a obtenu le Prix littéraire du journal Le Monde ; Emmanuel Carrère a également obtenu le Grand prix Henri Gal de l’Académie française pour l’ensemble de son œuvre. Il a été jury du festival de Cannes en 2010. Puis il a participé ou adapté lui-même certains de ses romans au cinéma, notamment La classe de neige en 1998, L’adversaire en 2002, il a réalisé un documentaire : Retour à Kotelnitch en 2003 et La moustache (je parle bien sûr du film) en 2005. Il a participé à l’écriture de nombreux téléfilms et séries, adaptés de romans de Béatrix Beck, de Simenon, il a adapté Pêcheurs d’Islande de Pierre Loti, de nombreux romans de Fred Vargas et, en 2012, il a participé au scénario des Revenants (série que vous connaissez sans doute).
Alors, première question, Emmanuel Carrère pour les étudiants ici présents : vous avez fait Sciences-Po Paris ; comment passer des sciences politiques à la critique de cinéma puis à l’écriture romanesque ? Comment devient-on romancier, en quelque sorte ?
Emmanuel Carrère : En fait, en ayant du goût pour ça, en étant essentiellement un lecteur ; surtout en lisant des romans, à vrai dire. Le fait d’avoir été à Sciences-Po ne m’a été, il faut bien le dire, d’aucun usage dans cette activité.
Mespoulède: Et de l’écriture de romans, (de la fiction) au passage à des livres (aujourd’hui, on y reviendra) au genre peut-être plus inclassable ? Est-ce que L’adversaire a marqué un tournant dans votre œuvre littéraire ? Je sais que vous vous intéressez à ce fait divers, (à l’histoire de Jean-Claude Romand). Est-ce que selon vous ça a pris un vrai tournant dans votre vie littéraire ?
Carrère: Oui, tout à fait. L’adversaire, vous le savez, n’est pas un roman, c’est un livre de non-fiction, il n’y a pas vraiment de mot pour ça, en fait. C’est l’histoire vraie d’un type qui a tué toute sa famille. On a découvert après ça qu’il mentait depuis vingt ans, qu’il faisait croire qu’il était médecin, qu’il avait un poste important à l’Organisation Mondiale de la Santé ; en réalité, il n’était rien de tout ça, il n’avait pas passé ses examens et il passait sa vie à trainer. Il prenait sa voiture le matin, il partait de chez lui et il errait sur les parkings d’autoroutes. Ça a duré environ vingt ans. C’est une histoire extrêmement troublante, un fait divers qui avait beaucoup marqué l’imagination, au point qu’il y a eu deux films sur le sujet, il y a eu des débats…J’ai passé assez longtemps à essayer d’écrire quelque chose là-dessus, parce que ces faits et ces films ont eu lieu en 1993 et le roman est paru en 2000 ; il s’est quand même écoulé à peu près sept ans entre le moment où j’ai envisagé d’écrire quelque chose là-dessus et le moment où ça a abouti. J’ai mis beaucoup de temps à arriver à trouver comment écrire. J’ai essayé d’écrire sous forme de fiction ; ça ne marchait pas. J’ai fini par y arriver en écrivant différemment, de manière romanesque… mais ce n’est pas de la fiction ; on est tenu à une véritable exigence de véracité, (une véracité des faits). Par ailleurs, je l’ai écrit aussi à la première personne, en écrivant pour mon compte, parce j’avais l’impression que c’était la seule manière de s’y prendre. Finalement, je me suis tenu à ces deux partis par la suite (exigence de véracité et écriture à la première personne) depuis maintenant une quinzaine d’années.
Mespoulède: Sur la question du genre : passer de Bravoure, La moustache, Hors d’atteinte, puis L’adversaire, après, Limonov, (autobiographie romancée, un retour à ce que vous aviez fait pour Philip K. Dick), et D’autres vies que la mienne, (très biographique et en même temps très romancée tout de même), puis Le royaume (que vous qualifiez vous-même à la page 90 de mémoire), « pour écrire ce mémoire », comment définissez-vous, (si vous avez les mots justes) l’évolution de vos écrits ?
Carrère: J’en ai pas, je n’ai pas de…l’usage est souvent de mettre le mot roman sur ce qu’on appelle des romans et qui à mon avis souvent n’en sont pas, (dans l’acception assez esthétique du mot). On met roman à tour de bras, on met roman partout ! Pour ma part, j’ai préféré, depuis L’adversaire, ne plus mettre le sous-titre roman qui ne me parait pas approprié, parce que l’un des aspects de la définition du roman (il y en a d’autres), c’est tout de même qu’il s’agit de faits et de personnages inventés, ce qui n’est pas le cas de ce que j’écris. Par ailleurs, les textes que j’écris sont construits comme des romans, je recours à toutes les techniques du roman, mais mon matériau est un matériau réel, qu’on pourrait qualifier de journalistique. Si vous voulez, la distinction est beaucoup plus claire au cinéma, où il y a les documentaires et les films de fiction… (on peut toujours arguer que les frontières sont beaucoup plus poreuses), mais en réalité, il y a un critère assez simple qui distingue les documentaires et les films de fiction : dans un documentaire on voit les vrais personnages ; dans un film de fiction ce sont des acteurs qui jouent leurs rôles. Il n’y a pas de critères aussi simples en littérature, mais, par exemple, quand vous mettez les noms des personnages, (leurs vrais noms), vous êtes dans un autre genre que le roman, vous vous exposez à autre chose, (éventuellement à des poursuites légales si les gens ne sont pas contents), c’est un autre type de responsabilité, un autre type de contrat avec le lecteur. Les livres que j’ai écrits depuis L’adversaire sont tous soumis à ce contrat-là…à ce jour je n’ai pas eu de problème majeur.
Mespoulède: Merci. On va s’attacher un peu plus particulièrement à La moustache, si vous voulez bien. Est-ce que vous pourriez, (assez rapidement) nous raconter la genèse de ce roman ? Je sais qu’initialement vous aviez prévu une nouvelle…
Carrère: Oui. C’est un roman assez court et qui dans mon esprit était…en fait, je suis très amateur, (je l’étais)… mais je le suis toujours, de littérature fantastique, de science-fiction. J’ai énormément lu dans ces domaines, et à un moment m’est venu le début de l’argument de ce qui me paraissait pouvoir être une nouvelle fantastique. J’ai fait ce dont…je ne sais plus très bien d’où était venue l’idée, quoi qu’il en soit je l’avais. Je suis parti au bord de la mer où j’avais une maison. J’ai cru que quelques jours suffiraient pour écrire cette nouvelle, que j’imaginais…de vingt pages : c’est une histoire très linéaire. J’ai commencé à écrire. Je me suis aperçu au bout d’une journée qu’il y avait une quinzaine de pages qui racontaient la première journée du personnage, (peut-être une vingtaine de pages). C’était juste le début ! J’ai continué, comme si je tirais un fil. Pratiquement chaque jour j’écrivais une journée du personnage en disant : « bon, on verra bien ce qui lui arrivera demain ». Je ne savais pas du tout vers quoi ça allait, c’était vraiment un récit qui consistait à poser une prémisse et à…encore une fois, la bonne métaphore pour moi, c’est tirer un fil. Il me semble qu’il y a des livres qui se font de… dans mon expérience, en tous cas, les livres peuvent se faire différemment : il y a ceux qui se forment d’un espèce d’assemblage, comme un puzzle où on aurait assemblé des éléments hétérogènes comme on peut, (ça marche ou ça ne marche pas), on essaye, on construit ; et puis il y a ceux, comme La moustache, dans lesquels c’est comme si on avait une pelote : on tire un fil, et puis ça vient, (éventuellement ça casse, ça ne marche pas)… mais là, le fil s’est tiré et la pelote s’est dévidée très vite, en une quinzaine de jours. C’est un livre qui a été écrit en quinze jours à peu près. Ça ne m’est plus arrivé par la suite, j’ai plutôt écrit des livres relevant de l’assemblage de puzzles ; mais celui-là est venu très facilement. C’est un peu une logique de nouvelle, (même si c’est un peu plus long), c’est ce que les anglo-saxons appellent une novela, c’est-à-dire un truc, (en terme de longueur), entre une nouvelle et un roman : une très longue nouvelle ou un court roman. C’est une logique qui est celle d’une idée que l’on développe, il n’y a pas de choses accessoires, il n’y a pas de…un roman c’est quelque chose de beaucoup plus riche, ça agrège un tas de choses, la digression est possible… là ça ne marche pas comme ça, c’est vraiment… On tire un fil ; c’est complètement linéaire et on développe les conséquences logiques d’un postulat.
Mespoulède: Dans ce roman, il est question d’un personnage qui disparait, par accident, qui disparait de Paris, qui disparait un peu à lui-même ; une démarche assez schizophrénique, une démarche de la folie, une démarche du fantastique, (vous l’avez dit)…des lignes de fuite, cette sorte d’inquiétante étrangeté, cet espèce de personnage spectral qu’on retrouve dans beaucoup de vos œuvres. Vous êtes-vous intéressé à l’après-mort, à l’au-delà ? Vous vous intéressez à la façon dont les autres vont vivre après notre propre disparition, (nous savons que perdre une partie de soi-même rejoint un petit peu ça). Pourquoi cette thématique presque récurrente dans vos œuvres ? Vous aimez citer F. Scott Fitzgerald : « toute vie est bien entendu un processus de dissolution ». Est-ce que c’est quelque chose qui est à la base de votre écriture ?
Carrère: Honnêtement, c’est un peu difficile de répondre à ce genre de questions sur les peines. Sur la façon de travailler, il y a des choses que l’on contrôle et des choses que l’on ne contrôle pas. Ce sur quoi on peut exercer un contrôle, c’est la façon de procéder, c’est même le désir, la volonté délibérée de faire quelque chose de différent de la fois précédente, d’aller dans une direction a priori opposée ; ce qu’on ne contrôle pas, c’est le fait qu’on fait toujours à peu près la même chose malgré soi, mais c’est pour ça que vous voyez des choses thématiques. C’est finalement un peu difficile à commenter pour soi, parce que le matériau est vôtre, on n’a pas tellement de prise sur lui, c’est votre lot, ce qui vous est donné ; à vous de vous en accommoder, d’en tirer le meilleur parti. C’est ce parti là sur lequel on peut dire quelque chose, ce qui est votre petit lot d’obsessions. Il n’y a pas grand-chose à en dire, enfin en tous cas de mon point de vue.
Mespoulède: Bien. Je pourrais peut-être préciser un petit peu ma question…le sentiment que pourrait avoir le lecteur, c’est que vous travaillez toujours sur l’identité mise à mal. Vos personnages ont un dédoublement d’identité ou sont dans des volontés de fuite, de renoncement à soi. Ma question, c’était : est-ce que vous cherchez à montrer quelque chose de l’homme contemporain dans vos romans ? Est-ce que vous cherchez à nous montrer que dans la vie du XXIᵉ siècle on a de plus en plus cette perte identitaire, cette perte de repères, ce rapport à l’autre ? L’identité, la foi, le rapport à l’autre, le couple sont malmenés dans vos romans. Est-ce que vous cherchez à montrer une déréliction de l’humain de l’époque contemporaine ?
Carrère: Honnêtement, en écrivant ce livre, non, pas du tout. C’était un livre très…d’abord un peu référentiel, encore une fois. C’était un livre…c’est quelque chose que je voyais comme une nouvelle fantastique, entre fantastique et science-fiction ; c’est vraiment ce par quoi c’est influencé… Je me souviens quand le livre était paru, il y avait des critiques qui parlaient de Kafka, (ce qui est un réflexe purement pavlovien)…quand une histoire est un peu bizarre, les critiques parlent de Kafka, c’est à peu près leur seule référence parce qu’ils sont souvent très ignares ! En fait, ce à quoi je me référais, c’est un truc beaucoup plus particulier, sans doute beaucoup moins illustre littérairement, qui était cette espèce de science-fiction un peu paranoïaque des années 50… Il y a un film, (qui au départ était une nouvelle), c’était L’invasion des profanateurs de sépulture (The invasion of the body snatchers) : l’histoire d’une petite ville américaine où les gens découvrent, où le héros découvre que tous ses voisins, ses amis, toutes ces figures familières ont été petit à petit remplacés par des espèces d’aliens malfaisants, et en même temps, ils sont les mêmes extérieurement ! Il y a un tas de séries du genre Twilight zone ou Les envahisseurs qui fonctionnent sur ce type de logique, et moi qui étais très grand consommateur de ce genre de choses, j’avais voulu écrire un récit dans ce genre-là, c’était beaucoup plus modeste comme visée et c’était aussi ludique. C’est une histoire assez affreuse, qu’on peut même juger effrayante à lire… Je me souviens à l’époque, dans la maison d’édition P.O.L qui me publiait, la jeune femme qui s’occupait de relire la copie avait refusé de relire la fin, elle me disait : « je l’ai lue une fois, il n’est pas question que je recommence, il faut que quelqu’un d’autre s’en charge, je ne veux pas relire les trois dernières pages de ce livre, elles sont trop répugnantes ». C’est un livre, somme toute, qui a sa gravité, son inquiétude, mais qui a été écrit comme quelque chose d’assez ludique, il faut bien le dire, je l’ai plutôt écrit en m’amusant, en étant dans une espèce d’allégresse, comme un gamin qui joue un bon tour ; ce n’était pas du tout un livre comme, par exemple, L’adversaire (dont on parlait tout à l’heure), qui est un livre écrit dans la difficulté (à cause de problèmes déontologiques et moraux absolument évidents), les problèmes posés quand on raconte l’histoire d’un type qui a tué toute sa famille et qui est encore vivant. On est face à des problèmes moraux très lourds ; dans le cas de La moustache, absolument pas, c’était un travail très amusé, amusant, ludique…ce qui ne veut pas dire qu’il ne contienne pas sa gravité ou son inquiétude, mais ce n’était pas du tout délibéré, c’était une chose qui était faite de façon amusante.
Mespoulède: On va parler un petit peu, (si vous le voulez bien), de l’adaptation cinématographique. Beaucoup de vos ouvrages ont été adaptés, je l’ai rappelé tout à l’heure : La classe de neige, L’adversaire, D’autres vies que la mienne. Est-ce que presque naturellement, instinctivement, votre expérience de scénariste, de réalisateur fait que, quand vous écrivez un roman, vous avez naturellement une écriture cinématographique ? Est-ce qu’il y a quelque chose de préétabli, (l’envie d’un film peut-être), qui présiderait à l’écriture du roman ? Quel lien entretenez-vous entre littérature et cinéma ?
Carrère: En fait, curieusement…moi, j’aime beaucoup le cinéma. J’ai commencé en étant critique de cinéma, j’ai écrit des scénarios, mais je ne pense jamais en terme de cinéma en écrivant un livre, assez curieusement… Le fait est que, comme vous dites, plusieurs de mes livres précédents ont été adaptés. À chaque fois, j’étais surpris quand on me contactait ! Ce sont des livres qui ont sans doute une ligne narrative assez nette, assez ferme, assez claire, mais ces livres ne sont pas spécialement visuels, je ne pense pas du tout être un grand visuel : je décris très peu, j’ai un sens visuel relativement pauvre. Je n’ai pas l’impression que ça allait de soi. Le fait d’adapter La moustache était le premier essai…en fait, c’était le troisième roman que j’écrivais, mais c’est le premier qui ait eu du succès ; les deux précédents ont eu ce qu’on appelle un succès d’estime, c’est-à-dire qu’ils ont eu quelques bonnes critiques, mais ils n’ont pas du tout atteint le grand public, ils n’ont été lus que par des gens très curieux de littérature, de ce qui se faisait dans la littérature. Ce livre-là, La moustache, avait eu du succès, succès aussi lié au fait que c’est un roman facile à lire, court, c’est un livre qui se prêtait d’avantage au succès commercial que les deux précédents. Il avait suscité l’intérêt de gens de cinéma, (c’est ce qui m’avait d’ailleurs valu de commencer à écrire des scénarios), ce qui tombait plutôt providentiellement pour moi, parce que j’avais atteint la trentaine, j’étais marié, j’avais un enfant, j’avais besoin d’un peu plus d’argent qu’en étant journaliste pigiste, et donc j’ai commencé à écrire des scénarios ; c’était une activité plus lucrative, il faut bien le dire, et qui m’a permis de gagner ma vie pendant une vingtaine d’années à peu près, (ce dont je suis aussi, pour ces raisons très concrètes, très matérielles, reconnaissant à cette activité, que j’ai par ailleurs généralement fait avec plaisir et avec conscience). La moustache, il y a des gens de cinéma qui s’y étaient intéressés… Le réalisateur Claude Miller, avec qui je m’étais alors lié à ce moment-là, (qui a fait, beaucoup plus tard, l’adaptation de La classe de neige)…mais, en fait, Miller, (comme les uns ou deux autres qui s’y sont intéressés après), commençait à s’emballer en lisant le livre, en disant : « formidable, il y a vraiment un film à faire » et puis, en travaillant dessus, tous s’apercevaient qu’il y avait un os, quelque chose qui ne se prêtait pas si bien que ça à l’adaptation. A priori, c’est un récit très linéaire, il n’y a pas beaucoup de personnages, ça ne coûte pas a priori très cher à faire, (il y a une petite embardée à Hong-Kong, mais sinon, c’est quand même deux personnes dans un appartement pour l’essentiel ; ça ne suppose pas de reconstituer la bataille de Waterloo), c’est quelque chose de réalisable. Mais, il y a quand même quelque chose qui résiste. Pour ceux qui ont lu le livre : toute la chose qui tourne autour du doute : « est-ce que le type a eu la moustache ou non ? » et de la façon dont ça fonctionne. Ça marche par écrit parce qu’il n’y a pas de confirmation visuelle. À partir du moment où vous faites un film, vous avez à statuer là-dessus : « est-ce qu’il a la moustache ?». Même quand il se regarde… Il y a un moment, fatalement, quand sa femme lui dit : « non, tu ne l’as jamais eue », il va chercher des photos : dans un livre, vous pouvez noyer le poisson, dans un film, à un moment, vous devez montrer les photos ! C’est pour ça, je pense, que les projets d’adaptation ont été abandonnés, et il se trouve que moi, presque vingt ans après la parution du livre, la situation était…enfin, ce qui s’est passé, (qui est un peu accidentel en réalité), c’est que j’avais réalisé un film documentaire qui s’appelle Retour à Kotelnitch ; ce film documentaire, je l’aime beaucoup : ça se passe dans une petite ville en Russie… Ça c’est bien passé, dans le sens qu’il a été bien accueilli ; il a été présenté au Festival de Venise, il est sorti… Il n’a pas du tout eu une brillante carrière en salle, mais bon, par vocation, c’était un film un peu confidentiel…mais quand même il a été bien accueilli. Comme je m’entendais bien avec la productrice qui l’avait fait, on s’était dit : « et si on continuait en faisant un film de fiction ? ». Ça correspondait un peu à un rêve d’enfant pour moi, (je pense comme pour beaucoup de gens), de faire un film de fiction, en fait, j’avais un peu rêvé de ça, adolescent. J’avais abandonné en me disant : « non, ce n’est pas pour moi, je n’ai pas les qualités pour ça », qui étaient des qualités de leader naturel, de meneur d’équipe. Tout à coup venait la possibilité, avec une productrice efficace et compétente de faire un film de fiction, donc, j’ai dit : « quelle merveilleuse occasion, saisissons-la », mais je n’avais pas la moindre idée de sujet de film ! Tout d’un coup, j’ai pensé : « mais au fond, il y a La moustache ». La moustache, il y a des gens qui ont essayé de le faire, en plus ce n’est même pas compliqué, c’est moi qui ai les droits ! C’est un peu comme quelqu’un qui déciderait de peindre, tout à coup un tableau et qui se dit : « qu’est-ce que je vais peindre ? », je pourrais peindre un pot de fleurs ; ce pot de fleurs, je l’ai chez moi. En gros, je l’avais chez moi, La moustache, c’était à moi, je pouvais décider de le faire. On s’y est mis, mais en réalité…j’ai pris beaucoup de plaisir à faire le film, ça a été une expérience très excitante, très passionnante, très agréable, j’ai été entouré de gens d’une très grande qualité professionnelle (que ce soient les comédiens ou les techniciens), il n’empêche que le résultat démontre les raisons pour lesquelles Miller et d’autres ne l’avaient pas fait : c’est qu’il y a un os, qu’il y a un truc qui ne marche pas… Je pense que le film est assez…il a des qualités, c’est habile, il est de très bonne facture, mais il y a quelque chose qui, fondamentalement, marchait dans le livre et qui ne marche pas au cinéma. Ce n’est pas du tout aussi efficace. Je pense franchement que c’est un bon livre dans son registre, (qui n’est pas une chose immensément recherchée), mais il est habile, efficace, il fait son effet presque immanquablement. Le film est beaucoup plus flottant. C’est honnête, ce n’est pas mal, mais ce n’est pas aussi prenant, il me semble. Ça tient à des raisons à la fois délicates et très précises, ça tient à cette question qu’on appelle techniquement la focalisation interne. C’est écrit à la troisième personne ; et c’est une troisième personne qui fonctionne comme une première personne sauf qu’à la première personne ça ne marcherait pas, parce que si on était à la première personne, on se dirait : « on est dans son délire à lui ». Le fait qu’on ne puisse jamais statuer sur la question de : « est-ce que c’est lui qui est en train de partir en vrille ou est-ce que c’est le réel qui est en train de se désagréger complètement autour de lui ». Tout le livre empêche de statuer là-dessus et donc il y a une espèce de malaise, de trouble qui en résulte, mais au cinéma cet effet-là ne marche pas bien, j’en ai fait l’expérience, j’ai vérifié.
Mespoulède: Oui. Justement, vous parliez de focalisation ; effectivement cela pose problème dans l’adaptation au cinéma, mais il y a aussi le problème du nom. Dans votre roman le personnage n’a pas de nom, au cinéma on est bien obligé de lui en donner un puisqu’il y a des dialogues. Il s’appelle Marc. Je voudrais m’arrêter aussi deux secondes sur la fin : pourquoi la fin du film n’est-elle pas la même que la fin du roman ?
Carrère: Alors, pour ceux qui l’ont lu, la fin du roman est quand même absolument gore, c’est une espèce de fin extrêmement sanglante, extrêmement pénible. Je vous racontais l’histoire de la jeune femme qui travaillait à la maison d’édition et qui ne pouvait pas, qui refusait de relire les dernières pages. Le faire au cinéma ce serait vraiment très désagréable à voir et je ne me sentais pas de faire ça. Par ailleurs j’ai réalisé ça presque vingt ans après le roman ; moi-même j’ai changé, ça m’intéressait moins de raconter l’histoire d’une espèce de spirale de folie se terminant dans un massacre répugnant, et plus de raconter l’histoire d’un couple et la façon dont un couple sort (ou ne sort pas) d’une espèce de crise et d’incompréhension mutuelle totale, ça me plaisait d’avantage. C’est une question d’âge, de moment de la vie. Il n’empêche que la fin du livre est beaucoup plus forte que celle du film. Celle du film est assez… (Peut-être certains d’entre vous auront-ils l’occasion de le voir, donc je ne veux pas la déflorer), assez habile mais elle est un peu ténue, elle manque de force…mais c’est ce que j’avais trouvé de mieux à faire.
Mespoulède: Moi, finalement, j’aime bien cette fin de film, parce qu’elle fait relire la fin du livre ; et avec la folie du personnage, on en arriverait peut-être presque à douter de ce qui lui arrive vraiment : est-ce qu’il le fait vraiment ? Puisque tout est à relire sous l’aune de la folie, de la schizophrénie, du réel mis en doute. Finalement, j’ai pensé en visionnant le film que l’intérêt de cette fin différente était peut-être de nous engager à relire la fin du livre comme étant quelque chose de plus contestable qu’il n’y parait ?
Carrère: Oui, peut-être. Le livre et, (autant qu’il le peut), le film, proposent cet espèce de doute entretenu constamment qui est encore une fois : « est-ce que le type devient fou ou est-ce que il y a une espèce de chose monstrueuse, ou est-ce que c’est la réalité qui devient folle, la réalité qui se met à se désintégrer et le sol sous ses pas à devenir des sables mouvants ?» Ce qui était marrant, le moteur du livre, ce n’est pas seulement que le personnage ne sait rien, (il passe son temps à aller d’une hypothèse à l’autre dans une espèce de mouvement de balancier qui est insupportable pour lui), ce n’est pas seulement que le lecteur ne puisse pas savoir ; c’est que moi-même je n’en sais rien, c’est ça le moteur du livre ! Ce qui était assez marrant pendant le tournage du film, (et ça m’a été très utile), c’est que, quand on tourne un film, quand on est dans la position du metteur en scène, on a besoin d’une certaine légitimité. Moi, je n’avais pas grande légitimité comme metteur en scène, même si j’étais entouré par des gens très bien intentionnés à mon égard. Je me sentais sinon un imposteur, du moins un type qui était entouré de gens qui avaient tous au moins quinze ou vingt films au compteur ; moi, je n’en n’avais jamais fait, donc être le chef de l’équipe me paraissait…enfin, de temps en temps je me disais : « mais enfin au nom de quoi je suis là à décider, à être le patron du truc ? » Au fond, l’espèce d’autorité dont je jouissais sur l’équipe tenait à ce que tout le monde était convaincu qu’en réalité j’en savais un peu plus qu’eux sur le sens de l’histoire, comme si j’avais une carte dans ma manche qu’eux n’avaient pas, or c’est totalement faux ! Le principe du livre comme du film c’est que je ne sais rien de plus, je ne sais rien de plus que ce qui est écrit … Si je savais, si j’avais par devers-moi une explication que je cachais, le livre ne marcherait pas une seconde, non plus que le film ! Tout de même, le fait que l’on me créditait cette espèce de…vous savez, ce qu’on appelle dans la psychanalyse…ce dont on critique les psychanalystes, d’être en fait le « sujet supposé savoir ». J’étais dans cette situation le « sujet supposé savoir » et évidemment je n’en savais pas plus, (pas plus d’ailleurs qu’un psychanalyste), mais tout de même c’était une position qui m’a permis de réaliser le film de façon assez confortable ; alors qu’en plus je le disais à tout le monde : « Mais, je vous assure que je ne sais absolument rien de plus », mais personne ne me croyait…c’était très bien.
Mespoulède: Vous avez dit dans un entretien que vous vous étiez refusé à employer la voix off ; ça aurait peut-être été une facilité pour rendre justement l’intériorité que vous recherchez dans le livre ? Tout est vu du point de vue du personnage principal, ça aurait peut-être été une technique cinématographique pour rendre ça. Pour une fois, vous avez opté pour de nombreux passages de silence avec de la musique classique ; pourquoi ce choix-là finalement ? Pourquoi vous êtes-vous refusé la voix off ?
Carrère: La voix off, j’avais…avec le coscénariste Jérôme Beaujour (que j’aime beaucoup), on a fait le scénario ensemble et c’est un truc qu’on s’est interdit immédiatement en se disant : « ça va être tarte»… J’aime beaucoup les voix off au cinéma mais en l’occurrence, là, c’était vraiment la facilité, une facilité qui nous aurait conduits à nous planter encore plus ! En revanche, il y a aussi une chose qui facilitait les choses d’un metteur en scène débutant, c’est que quand vous tournez un film, vous avez des centaines de milliers de possibilités, vous êtes tout le temps tenté, vous vous demandez comment filmer une scène, où mettre la caméra… Quand il s’agit d’écrire et de faire une phrase, (c’est mon métier donc, à force, je finis par savoir le faire), avec des mots faire des phrases, avec des phrases faire des paragraphes, avec des paragraphes faire des chapitres, j’ai une espèce de petit savoir-faire dans ce domaine. Au cinéma, j’étais très débutant et faire des plans qui deviennent des scènes c’est vraiment un métier, comme la façon de le faire… Mais il y avait au moins une chose qui m’était facilitée c’est que la simple question : « où est-ce qu’on filme, où est-ce qu’on place la caméra ?», on peut en faire ce qu’on en veut : on peut décider de la placer au-dessus, en dessous, sur la cheminée… Ce qui m’épargnait les circonvolutions trop gratuites c’était très précisément ce principe-là, c’était trouver un équivalent au texte. Dans le livre, on est toujours dans la tête du personnage principal, dans ses pensées, dans ses raisonnements, alors là pour les raisonnements, on s’est dit : « on va pas les faire en voix off », mais ce qu’on peut faire, c’est d’être constamment avec lui ce qui oblige à rendre le truc très simple. Par exemple s’il est dans une pièce avec sa femme, si sa femme sort de la pièce pour aller à la salle de bains, si lui ne sort pas, si lui ne la suit pas dans la salle de bains, la caméra n’aura pas le droit d’aller dans la salle de bains, tout simplement parce qu’elle reste avec lui. De la même manière, s’il est au téléphone (vous savez, la question : « au téléphone, est-ce qu’on entend l’interlocuteur dans un film ? »), si c’est lui qui est au téléphone, il entend l’interlocuteur, si c’est sa femme devant lui qui est au téléphone, on l’entend elle parler, on n’entend pas l’interlocuteur, parce que lui ne l’entend pas. C’est aussi simple que ça. Ça donne un cadre de mise en scène, un tas de choix sont interdits ; c’est une très bonne chose car ça limite un tout petit peu le champ des âneries qu’on peut faire. Il y avait des règles de narration très strictes qui essayaient d’être des équivalents de la forme de narration du livre.
Mespoulède: Je vais vous poser une dernière question concernant La moustache, (c’est une question qui déborde un petit peu). Cette fin, justement, dont vous faites quelque chose de peut-être plus indécis dans le film, c’est quelque chose que j’ai l’impression de retrouver dans beaucoup de vos ouvrages, par exemple Hors d’atteinte, peut-être dans D’autres vies que la mienne et y compris dans Le royaume…
Carrère: Je ne sais pas…
Mespoulède: C’est peut-être une question un peu naïve : est-ce que c’est une technique littéraire de laisser un suspens, ou est-ce que c’est vraiment un parti pris de cœur qui s’impose à vous, comme une certaine forme d’indécidabilité de choses, du réel ? Vous l’avez dit tout à l’heure, et de la fin d’un roman, et de la littérature en elle-même, y a-t-il quelque chose d’un peu rétif, finalement ?
Carrère: Je pense que c’est plutôt ça…
Mespoulède: Merci. Pour ma part, je n’ai plus de questions sur La moustache; je remercie Emmanuel Carrère d’avoir répondu à cette interview.
Sources: Interview retranscrite par Mlle Sara GIORGI, étudiante en M1 recherche Etudes Littéraires, Université Bordeaux Montaigne. interview libre de droits avec l'aimable autorisation de M. Carrère et des éditions P.O.L; Images: M. Valensi