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Journal du voleur, Gallimard, Paris, 1949, Folio, 1982, p. 27-28 (courte citation)
Mes amours avec Salvador durèrent six mois. (…) Salvador prenait soin de moi, mais la nuit, à la bougie, je recherchais dans les coutures de son pantalon les poux, nos familiers. Les poux nous habitaient. A nos vêtements, ils donnaient une animation, une présence qui, disparue, font qu’ils sont morts. (…) Nous n’en jetions pas le cadavre -ou dépouille- à la voirie, nous les laissions choir, sanglant de notre sang, dans notre linge débraillé. Les poux étaient le seul signe de notre prospérité, de l’envers même de la prospérité, mais il était logique qu’en faisant à notre état opérer un rétablissement qui le justifiât, nous justifions du même coup le signe de cet état. Devenus aussi utiles pour la connaissance de notre amenuisement que les bijoux pour la connaissance de ce qu’on nomme triomphe, les poux étaient précieux. Nous en avions à la fois honte et gloire. »
Les Bonnes, Théâtre Complet, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2002 (courte citation)
SOLANGE : Le jeu est dangereux. Je suis sûre que nous avons laissé des traces. Par ta faute. Nous en laissons chaque fois. Je vois une foule de traces que je ne pourrais jamais effacer. Et elle, elle se promène au milieu de cela qu’elle apprivoise. Elle le déchiffre. Elle pose le bout de son pied rose sur nos traces. L’une après l’autre elle nous découvre. […] Tout va parler, Claire. Tout nous accusera. Les rideaux marqués par tes épaules, les miroirs par mon visage, la lumière qui avait l’habitude de nos folies, la lumière va tout avouer. »
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Oeuvre de Ernest Pignon Ernest, Brest, 2006
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Entretien avec Albert Dichy dans les bureaux de l’IMEC, le 17 février 2009
Directeur littéraire de l’IMEC (Institut Mémoires de l’édition contemporaine), Albert Dichy est spécialiste de l’oeuvre de Jean Genet, coéditeur dans la « Bibliothèque de la Pléiade » des œuvres complètes du poète. Il a participé également à la grande biographie de référence de Jean Genet, que l’on doit à Edmund White, et il est l’auteur de nombreux ouvrages et articles, dont : Jean Genet, essai de chronologie, blfc de l’Université de Paris VII, 1998, La Bataille des Paravents, IMEC, 1991, L’Ennemi déclaré, Gallimard, 1991, une édition critique des textes politiques de Genet.
« Avez-vous rencontré Jean Genet ?
Albert Dichy : – Oui, j’étais jeune alors. Je devais avoir vingt ans. Je suis Juif libanais. Je vivais au Liban et il était venu ; il était alors engagé pour la cause palestinienne. De mon côté je militais, mais de loin ; et si je connaissais son nom, je n’avais jamais rien lu de lui. Lorsque j’ai appris qu’il venait à l’une de nos conférences, je me suis procuré un exemplaire de la pièce Les Nègres, et l’ai lue. Plus tard, j’ai rencontré Jean Genet, et lorsque j’ai voulu évoquer son œuvre, il a eu une réaction de refus : « On ne va pas parler littérature, surtout pas de ma littérature », m’a-t-il dit. Nous sommes allés prendre un café, avons discuté de notre engagement. Il lui a paru curieux que je sois juif et pro-palestinien. Je crois qu’il était assez manichéen. Il fallait que sur l’échiquier chacun occupe sa juste place ; quant à lui il pouvait les occuper toutes successivement. Et il m’a posé plus de questions que je ne lui en ai posées.
– Je voulais connaître votre avis à propos du Journal du Voleur. J’ai d’abord peine à cerner avec précision la période à laquelle il fut écrit – avant ou après l’écriture des Bonnes ? Comment selon vous expliquer le projet romanesque de cette œuvre – la plus autobiographique – qui semble se souvenir des romans précédents ? Est-ce la tentative d’une somme, d’une explicitation du projet poétique et poéthique ?
Albert Dichy : – Un document de 1943 fait état du « programme d’œuvres » que Jean Genet s’est fixé. On peut y lire, quoique le titre de Journal du Voleur ne soit pas signalé, l’indication suivante, à peu près formulée ainsi : « raconter sa vie de façon mythique ». Quant au projet de la pièce Les Bonnes, elle est évoquée par F. Sentein dans la préface de sa correspondance avec Jean Genet (1943-1944). Ce qui laisse à penser que sur le plan du projet, Journal du Voleur préexiste. Achevé vraisemblablement entre fin 1945 et début 1946, il écrit par bribes, sur un temps plus long que les œuvres romanesques précédentes, écrites en fulgurance. Il me semble qu’avec lui Jean Genet fait un adieu – temporaire – à la littérature. C’est l’épuisement du récit. Durant les années qui suivent, Jean Genet reste silencieux, si ce n’est le travail à une œuvre impossible dont Fragments… garde la trace. Fragments… est un échec ; l’œuvre n’est pas portée par la force narrative. J’insiste sur cette idée de force narrative, plutôt que de forme ; si la narration est une forme, elle est aussi et surtout dans Journal du Voleur une force : elle fait exister le texte, et exalte la marge. Si l’on retire au Journal du Voleur les morceaux de récit, il ne reste que des fragments.
– Il me semble intéressant, pour l’étude des Bonnes, de disposer de documents relatifs à la mise en scène, à la représentation de cette pièce. Quel metteur en scène s’est montré, par ses choix, ses convictions, le plus fidèle aux attentes et aux désirs dramaturgiques de Jean Genet ?
Albert Dichy : – Les Bonnes sont un peu comme un théorème ; on remarque dans les différentes mises en scène un jeu des sexes et des couleurs. C’est parce qu’elle est abstraite que ses représentations sont l’occasion de projeter des formes différentes. Elle reste par ailleurs une des pièces les plus jouées du répertoire français, alors même que les bonnes ne sont plus une réalité. Pourtant, si elle se distingue par un degré d’abstraction fort, le sujet en reste bel et bien les bonnes. Le titre même porte cette ambiguïté : s’il peut être compris comme une désignation générique, il peut aussi renvoyer seulement à Claire et Solange ; la traduction de la pièce en arabe a ainsi donné lieu au titre Les deux Bonnes. Cependant, je crois qu’il ne faut pas se laisser séduire par la singularité.
La première représentation des Bonnes au théâtre de l’Athénée le 19 avril 1947 est mise en scène par Jouvet. Outre que celui-ci lisait la pièce comme un « drame de l’adolescence », il avait pris le parti d’un décor très chargé, qui reflétait assez bien toute la coquetterie de Madame. Une mise en scène intéressante fut celle d’Alfred Vargas ; il jouait le rôle de Madame et sa lecture de la pièce a touché au rapport au corps : le corps de Madame est démonté, il est l’image d’un corps social. Un effet de pur mise en scène qui fait écho à la structure textuelle. Il y a eu également les mises en scène d’Alain Ollivier dans les années 1990 ; de Victor Garcia dans les années 1970. Celle-ci avait une charge érotique forte ; l’absence de décor soulignait la présence des corps. Jean Genet a vu la pièce, l’a admise.
- Pourquoi, aujourd’hui encore, seule la version expurgée du Journal du Voleur est-elle publiée ? Comment s’explique ce phénomène d’écran qui oblitère tout à fait la première version ? Faut-il voir ici un argument moral ?
Albert Dichy : – Oui vous avez raison ; Gallimard ignore l’existence de cette première version, sans doute par facilité ; cela demanderait beaucoup de travail, et donc d’argent. Les choses se sont passées ainsi : c’est au moment où Jean Genet est passé chez Gallimard, dans les années 1952-1953. La maison d’édition a fait pression pour que le texte soit expurgé, par souci de moralité, ce que Jean Genet s’est employé à faire. Il a corrigé le texte, tout en reprenant des phrases, des métaphores. Si bien que cette seconde version est un texte à part entière, et rend problématique la question du « bon » texte. Si l’un comme l’autre sont légitimes, ma préférence va vers la première version. J’ajouterai que le croisement délicat des corrections rend problématique la distinction entre d’une part ce qui est de l’ordre de la censure et d’autre part ce qui est de l’ordre de la correction. J’espère voir un jour publiée la première version.
– Selon vous, Jean Genet est-il dans le ressassement ?
Albert Dichy : – Non, cela ne correspond pas à l’homme. Vous savez, lorsqu’il publiait une œuvre, c’est un peu comme si elle mourrait à lui ; il l’oubliait. Je dirai plutôt qu’il était un écrivain de la variation.
– Justement, à propos du rythme, quelles singularités discernez-vous au sein des trois œuvres ?
Albert Dichy : – Le rythme chez Jean Genet n’est pas forcément régulier. « Le Condamné à mort » est écrit en alexandrins modernisés. Mais je crois que Jean Genet n’a pas fait preuve du même génie en poésie qu’au théâtre ou avec le roman. Je crois qu’il n’a alors pas touché au genre ; certes, il a inséré un vocabulaire pornographique dans le vers classique mais il n’a pas bouleversé la forme. À ce propos, vous pouvez consulter Le Cinéma de Jean Genet, qui comprend un entretien entre E. White et moi, « Le Corrupteur de genres ».
Les Bonnes ont une structure musicale, dont le rythme est l’intrigue dramatique même. La reprise de mêmes mots par des personnages différents est un souci musical, un motif et une raison mélodique ; le sens ne compte pas.
Quant au Journal du Voleur, j’y entends un rythme symphonique, plus libre dans la composition. »
(texte reproduit avec l’aimable autorisation de Albert Dichy, qui dispose des droits d’auteur ;
toute reproduction et diffusion interdites)
Sources : youtube https://www.youtube.com ; Ernest Pignon Ernest Genet ; image : Eva Monclus-Baros