Voix méditerranéennes – Darwich, Lorca, Camus

 

« Pour moi, l’Andalousie est la réalisation du rêve de la poésie » : (re)lire Mahmoud Darwich

Comment atteindre la cuisine?

Je veux l’odeur du café, je ne veux rien d’autre que l’odeur du café. De tous les matins du monde, je ne veux rien d’autre que l’odeur du café, pour me reprendre, me remettre sur mes deux pieds, me transformer d’animal rampant en être de raison, saisir ma part d’aube, avant notre départ, le jour et moi, vers la rue, en quête d’ailleurs.

Comment faire pénétrer l’odeur du café dans mes cellules, tandis que les obus s’abattent sur la cuisine ouverte au-dessus de la mer, répandant des senteurs de poudre et la saveur du néant? Je me suis mis à mesurer l’intervalle entre deux explosions. Une seconde, une seule seconde, pas même le temps de reprendre souffle, le temps d’un battement de coeur. Une seconde, pas assez pour que je me tienne devant le réchaud sous la large fenêtre au-dessus de la mer, pas assez pour que j’ouvre la bouteille d’eau, pas assez pour que je remplisse la bouilloire, pas assez pour que je craque une allumette. Bien assez pour que je disparaisse en fumée.

J’ai fermé la radio. Je ne me demande plus si les murs du couloir offrent une protection suffisante contre la pluie d’obus. L’important, c’est qu’il existe une paroi pour me dérober à ce ciel transformé en métal dévoreur de chair : coups au but, éclats, ou souffles des explosions. En pareil cas, un rideau épais suffit à procurer l’illusion d’un refuge. Mourir, c’est voir venir la mort.

Je veux sentir l’odeur du café. Cinq minutes. Je veux une trêve de cinq minutes pour un café. Je ne veux rien d’autre que me préparer un café. Cette obsession me donne un but, un objectif. (…)

Le café, pour l’amateur que je suis, c’est la clé du jour.

Le café, pour le connaisseur que je suis, il faut se le préparer soi-même et ne pas se le faire servir. Car celui qui vous l’apporte y ajoute ses paroles, et le café du matin ne supporte pas le moindre mot. Il est aube vierge et silencieuse. L’aube – mon aube – est étrangère à la moindre parole. L’odeur du café boit le moindre des bruits, fût-ce un simple bonjour, et se gâte.

Le café est donc ce silence originel, matinal, circonspect, solitaire, où tu tiens, tout seul, avec cette eau que tu choisis, paresseusement et coupé du monde, dans une paix retrouvée avec les êtres et les choses. Eau que tu verses lentement, lentement, dans le petit récipient de cuivre, aux reflets sombres et mystérieux, dorés, presque fauves, avant de le poser sur un feu doux, ou mieux encore sur du charbon de bois. (…)

Depuis la mort, l’aube de plomb continue à progresser, portée par des sons comme je n’en avais jamais entendus. La mer tout entière est farcie des obus qui s’y perdent. la mer n’est plus liquide, se fait métal. La mort peut-elle se parer de tous ces noms? Nous avons dit que nous sortirions. « Par la mer », ont-ils exigé. « Par la mer », avons-nous accepté. Alors, pourquoi arment-ils vagues et embruns de ces canons? Pour que nous nous hâtions davantage? (…) Tant qu’il en sera ainsi – et il en est ainsi -, nous ne sortirons pas. Je prépare donc le café.

Une Mémoire pour l’oubli, Mahmoud Darwich, récit traduit de l’arabe (Palestine) par Yves Gonzales-Quijano et Farouk Mardam-Bey, Babel, Actes Sud, 1994, pp. 10-14 (courte citation).

Quiconque accompagne votre oeuvre se rend compte que la Palestine y devient de plus en plus un alibi. Comme si le thème Palestine était de moins en moins palestinien…

Je crois que la Palestine n’est pas seule à être un alibi poétique. Tout sujet est un alibi. Ce qui nous ramène à la question fondamentale : où vit la poésie? Dans le sujet qu’elle aborde ou dans son indépendance esthétique par rapport à son sujet? Je crois que le thème Palestine, qui est à la fois appel et promesse de liberté, risque de se transformer en un cimetière poétique s’il demeure enfermé dans sa textualité, dans les limites que sont le « soi » et « l’Autre », dans l’espace délimité et le moment historique. Autrement dit, si le projet poétique ne recèle pas son aspiration propre, son objet propre, qui, en fin de compte, n’est que l’accomplissement de la poésie. De là, mon postulat que tout sujet, même si c’est celui de la Palestine sanctifiée, est en fin de compte un alibi.

Au poète de produire son esthétique personnelle. Si cette dernière est suffisamment ouverte, elle donnera son horizon à la patrie ; si elle est étriquée, la patrie s’y trouvera à l’étroit. Une patrie ne peut se réduire à ce qu’elle est objectivement. Car la poésie ouvre la patrie sur l’infini humain, à condition que le poète parvienne à la porter là. Pour cela, le poète doit créer ses propres mythes. Je n’entends pas par là le mythe issu d’un autre déjà connu, mais celui qui naît de la construction du poème, de sa forme et de son univers propres. Celui qui transforme le langage concret en langage poétique.

Faites-vous référence ici à la Terre promise de l’Israélien alors que la poésie palestinienne transforme la terre en mythe, une métaphore historique totalisante, une métaphore andalouse?

Plusieurs nuances sont à préciser à ce propos. Il y a une différence entre le mythe déjà incarné dans la conscience des Israéliens et celui qui attend de prendre forme dans celle des Palestiniens. Avec la disparition de notre pays, nous nous sommes soudain trouvés relégués dans la pré-Genèse. Et nos poètes ont dû écrire alors notre propre Genèse à partir de celle mythique, de l’Autre. Car il faut savoir que la Palestine a déjà été écrite. l’Autre l’a fait à sa manière, à travers le récit d’une naissance que personne ne songe à nier. Un récit de la création devenu l’une des sources de savoir de l’humanité : la Bible. Partant, comment allions-nous faire pour écrire un récit moins mythique? Le problème de la poésie palestinienne est qu’elle s’est mise en marche sans forces d’appoint, sans historiens, sans géographes, sans anthropologues ; aussi a-t-elle dû s’équiper elle-même de tout le bagage nécessaire pour défendre son droit à l’existence.

Cela impose au Palestinien de traverser le mythe pour atteindre le familier. Je suis poète, et je suis avant tout le poète des détails humains familiers. Mais je n’ai cessé de me disputer avec la version consacrée de la Création. Une dispute qui m’a contraint à une écriture mythique du réel quotidien, du présent palestinien. Il s’agit d’un cycle qui va du quotidien ordinaire au mythique (…). Je cherche à humaniser le texte palestinien. Le mythe n’est pas toujours l’adversaire de l’homme. Pas toujours. Il n’est ici qu’un aspect de l’affrontement culturel pour écrire un même lieu. Nous, poètes palestiniens, nous nous trouvons à proximité du Livre de la Genèse. À portée de voix d’un mythe accompli, définitif et consacré. Nous trouverons peut-être notre chemin dans l’esthétique du quotidien, dans les interrogations humaines les plus simples. Je n’y vois aucune contradiction. Notre lyrisme peut se mouvoir dans l’espace du mythe, voire de l’épopée. Nous nous trouvons aujourd’hui en un lieu hybride, en un point médian entre l’historique et le mythique. Car notre situation, notre existence même, recèlent l’un et l’autre.

Je voudrai vous interroger sur votre cycle de poème Onze Astres sur l’épilogue andalou. Que représente l’Andalousie dans la poésie arabe? Que signifie-t-elle pour vous?

Dans la tradition arabe, l’Andalousie est la lamentation collective sur le paradis perdu. Elle exerce une action  dramatique vers le passé. L’Andalousie rappelle la tradition antéislamique de la Jâhiliyya dans laquelle on pleure sur un  lieu, sur la maison qui n’est plus. (…) C’est le chant des nomades qui passaient d’un lieu à un autre. (…) L’Andalousie a pris la place du lieu perdu, et ensuite la Palestine s’est transformée en Andalousie. La poésie populaire des années cinquante et soixante sur la Palestine a fait la comparaison : nous avons perdu la Palestine comme nous avions perdu l’Andalousie. Mais ce n’est pas ainsi que je vois les choses. J’ai toujours dit que l’Andalousie pouvait être retrouvée. J’ai écrit ces Onze Astres en souvenir des cinq siècles écoulés depuis la sortie d’Espagne et l’arrivée -par erreur, comme vous le savez- de Christophe Colomb en Amérique. Mes poèmes sont l’appel d’un poète arabe au sein de cet immense développement historique. Ma conception n’est pas que l’Andalousie m’appartient, ni que la Palestine est une Andalousie perdue. J’ai tenté d’instaurer un dialogue avec des exilés sur terre et je n’ai pas réclamé un droit sur l’Andalousie. (…) Pour moi, l’Andalousie est la réalisation du rêve de la poésie. Un âge d’or humaniste et culturel.

La Palestine comme métaphore, Mahmoud Darwich, entretiens traduits de l’arabe par Elias Sanbar et de l’hébreu par Simone Bitton, Babel, Actes Sud, 1997, pp. 26-28 (courte citation).

« Le duende est dans ce que l’on peut et non dans ce que l’on fait, c’est une lutte et non une pensée » : (re)lire Federico García Lorca

Mesdames et Messieurs,

Depuis 1918, date à laquelle je suis entré à la Résidence des Etudiants de Madrid, et jusqu’en 1928, après avoir achevé mes études de Philosophie et de Lettres, j’ai entendu dans ce salon raffiné, où se rendait la vieille aristocratie espagnole pour y corriger sa frivolité de plage française, près de mille conférences.

Moi qui avais envie de vent et de soleil, je m’y suis tellement ennuyé qu’en sortant je me suis senti recouvert d’une légère couche de cendre qui menaçait de se transformer en poivre tellement elle m’irritait.

Non. Je ne voudrais pas qu’il entre dans cette salle le terrible bourdon de l’ennui qui enfile toutes les têtes sur un délicat brin de sommeil et met sur les yeux de l’auditoire de tous petits paquets de pointes d’épingles.

Avec simplicité, selon le registre où ma voix poétique n’a pas la lumière du bois, ni les méandres de la ciguë, ni de moutons qui brusquement deviennent des couteaux d’ironie, je vais voir si je peux vous donner une leçon simple sur l’esprit caché de la douloureuse Espagne. (…)

Dans toute l’Andalousie, roc de Jaén ou coquillage de Cadix, les gens parlent sans cesse du duende et le remarquent dès qu’il apparaît avec un instinct efficace. (…) Le duende est dans ce que l’on peut et non dans ce que l’on fait, c’est une lutte et non une pensée. J’ai entendu un vieux maître guitariste dire : « Le duende n’est pas dans la gorge ; le duende remonte par-dedans, depuis la plante des pieds. » Ce qui veut dire que ça n’est pas une question de faculté mais de véritable style vivant ; c’est-à-dire, de sang ; de très vieille culture et, tout à la fois, de création en acte.

Ce « pouvoir mystérieux que tout le monde ressent et qu’aucun philosophe n’explique » est, en somme, l’esprit de la Terre, ce même duende qui consumait le coeur de Nietzsche, qui le recherchait  dans ses formes extérieures sur le pont du Rialto ou dans la musique de Bizet, sans le trouver et sans savoir que le duende qu’il poursuivait était passé des mystères grecs aux danseuses de Cadix ou au cri dyonisiaque de la séguedille de Silverio. (…) C’est avec le duende que l’on se bat vraiment.

Jeu et théorie du Duende, Federico García Lorca, traduit de l’espagnol par Line Amselem, Allia, 2008, pp. 9-15 (courte citation).

        REYERTA

En la mitad del barranco

las navajas de Albacete,

bellas de sangre contraria,

relucen como los peces.

Una dura luz de naipe

recorta en el agrio verde,

caballos enfurecidos

y perfiles de jinetes.

En la copa de un olivo

lloran dos viejas mujeres.

El toro de la reyerta

se sube por las paredes.

Ángeles negros traian

pañuelos y agua de nieve.                                        .

Ángeles con grandes alas

de navajas de Albacete.

Juan Antonio el de Montilla

rueda muerto la pendiente,

su cuerpo lleno de lirios

y una granada en las sienes.

Ahora monta cruz de fuego,

carretera de la muerte.

 

El juez, con guardia civil,

por los olivares viene.

Sangre resbalada gime

muda canción de serpiente.

Señores guardias civiles :

aquí pasó lo de siempre.

Han muerto cuatro romanos

y cinco cartagineses.

 

La tarde loca de higueras

y de rumores calientes,

cae desmayada en los muslos

heridos de los jinetes.

Y angeles negros volaban

por el aire del poniente.

Angeles de largas trenzas

y corazones de aceite.

 

RIXE

Les canifs d’Albacete,                                                                                                                                                                   

au milieu du précipice,                                                                                                                                                                    

luisent comme les poissons                                                                                                                                                        

embellis de sang hostile.                                                                                                                                                                  

Un dur éclat de poker                                                                                                                                                                

coupe dans le vert acide                                                                                                                                                              

des chevaux pris de fureur,                                                                                                                                                              

des cavaliers de profil.                                                                                                                                                                      

Aux branches d’un olivier                                                                                                                                                              

deux vieilles femmes gémissent.                                                                                                                                                    

Voilà que grimpe aux rideaux                                                                                                                                                                                        

le grand taureau de la rixe.                                                                                                                                                                

Les mouchoirs et l’eau glacée                                                                                                                                                          

des anges noirs les fournissent.                                                                                                                                                          

Des anges aux ailes comme                                                                                                                                                                  

à Albacete les canifs.                                                                                                                                                                            

Juan Antonio de Montilla                                                                                                                                                                  

mort le long du ravin glisse,                                                                                                                                                                  

une grenade à ses tempes                                                                                                                                                              

et le corps semé de lys.                                                                                                                                                                    

La croix de feu qu’il chevauche                                                                                                                                                        

dès lors à la mort le hisse.                    

 

Par l’olivaie vient le juge                                                                                                                                                                    

avec un garde civil.                                                                                                                                                                        

Le sang qui s’est enfui pleure                                                                                                                                                          

un refrain muet de reptile.                                                                                                                                                                

Ça s’est fait comme toujours,                                                                                                                                                    

Messieurs les gardes civils :                                                                                                                                                              

cinq Carthaginois sont morts                                                                                                                                                          

et quatre Romains périrent.                                                                                                                                                            

 

Le soir fou de ses figuiers                                                                                                                                                                    

et de ses chaleurs qui bruissent,                                                                                                                                                    

défaille sur les blessures                                                                                                                                                                  

des cavaliers à la cuisse.                                                                                                                                                                    

Et des anges noirs volaient                                                                                                                                                          

dans l’air du jour qui décline.                                                                                                                                                        

Des anges aux longues tresses                                                                                                                                                       

et dont le coeur est fait d’huile.

Complaintes gitanes, Federico García Lorca, traduit de l’espagnol par Line Amselem, Allia, 2006, pp. 28-31 (courte citation).

« Bien pauvres sont ceux qui ont besoin de mythes. Ici, les dieux servent de lits ou de repères dans la course des journées » : (re)lire Albert Camus

Septembre.

Ce mois d’août a été comme une charnière – une grande respiration avant de tout délier dans un effort délirant. Provence et quelque chose en moi qui se ferme. Provence comme une femme qui s’appuie.

Il faut vivre et créer. Vivre à pleurer – comme devant cette maison aux tuiles rondes et aux volets bleus sur un coteau planté de cyprès.

Carnets I, Albert Camus, Folio, Gallimard, 2013, p. 58 (courte citation).

Bien pauvres sont ceux qui ont besoin de mythes. Ici, les dieux servent de lits ou de repères dans la course des journées. Je décris et je dis : « Voici qui est rouge, qui est bleu, qui est vert. Ceci est la mer, la montagne, les fleurs. » Et qu’ai-je besoin de parler de Dionysos pour dire que j’aime écraser les boules de lentisques sous mon nez? Est-il même à Démeter ce vieil hymne à quoi plus tard je songerai sans contrainte : « Heureux celui des vivants sur la terre qui a vu des choses. » Voir, et voir sur cette terre, comment oublier la leçon? Aux mystères d’Eleusis, il suffisait de contempler. Ici même, je sais que jamais je ne m’approcherai assez du monde. Il me faut être nu et puis plonger dans la mer, encore tout parfumé des essences de la terre, laver celles-ci dans celle-là, et nouer sur ma peau l’étreinte pour laquelle soupirent lèvres à lèvres depuis si longtemps la terre et la mer. (…)

Un peu avant midi, nous revenions par les ruines vers un petit café au bord du port. La tête retentissante des cymbales du soleil et des couleurs, quelle fraîche bienvenue que celle de la salle pleine d’ombres, du grand verre de menthe verte et glacée! Au-dehors, c’est la mer et la route ardente de poussière. Assis devant la table, je tente de saisir entre mes cils battants l’éblouissement multicolore du ciel blanc de chaleur. Le visage mouillé de sueur, mais le corps frais de la légère toile qui nous habille, nous étalons tous l’heureuse lassitude d’un jour de noces avec le monde.

Noces, suivi de L’Été, Albert Camus, Folio, Gallimard, p. 15 (courte citation).

Prolonger

 

Crédit photographie : Eva Monclus Baros
Sources : Le Monde diplomatique, Youtube, France Culture, Pignon-Ernest.